Propriété intellectuelle et bien commun mondial

Philippe Quéau

Ecrivain et directeur de la division Information et Informatique de l'UNESCO, il est aussi journaliste notamment pour le Monde Diplomatique et Manière de Voir.

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Le debat sur l'évolution du droit de la propriété intellectuelle dans le contexte de la "société de l'information" possède une dimension politique. Tirant argument de la "révolution multimédia", certains groupes d'intérêts se sont en effet mobilisés pour demander et obtenir une révision du droit de la propriété intellectuelle allant dans le sens de son renforcement. En fait, derrière l'évolution actuelle, se profile un remodelage des rapports de force entre Etats (exportateurs ou importateurs nets de productions intellectuelles), et entre groupes sociaux aux intérêts divergents (actionnaires d'entreprises, enseignants, éducateurs, chercheurs scientifiques, utilisateurs finaux). C'est pourquoi une réflexion sur la notion "d'intérêt général" est aujourd'hui plus que jamais nécessaire dans le contexte de l'évolution du droit de la propriété intellectuelle, sous peine de laisser s'imposer seulement les intérêts particuliers les plus dominants. La plupart des innovations et des inventions s'appuient sur des idées qui font partie du bien commun de l'humanité. Il est donc anormal de réduire l'accès aux informations et aux connaissances constituant ce bien commun par l'effet d'un droit trop anxieux de protéger des intérêts particuliers.
La présence d'un "domaine public" mondial de l'information et de la connaissance est un aspect important de la défense de l'intérêt général. Le "marché" tire d'ailleurs avantage des "biens publics mondiaux" actuellement disponibles, comme les connaissances appartenant au domaine public, ou les informations ou les recherches financées par des fonds publics. Mais il n'entre pas dans les fonctions du marché de contribuer directement à la promotion et à la défense de ce même domaine public mondial. En revanche les organisations internationales sont bien placées pour ce faire, pourvu qu'elles disposent du soutien effectif de leurs Etats membres.

La "révolution multimédia" a servi de détonateur et de prétexte pour lancer un cycle général de révision du droit de la propriété intellectuelle. Les Directives européennes sur les bases de données ou sur la protection des programmes informatiques, les deux traités de l'OMPI adoptés en 1996 (Traité de l'OMPI sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, et Traité de l'OMPI sur le droit d'auteur), le Digital Millenium Copyright Act ou le Sonny Bonno Copyright Term Extension Act adoptés en octobre 1998 aux Etats-Unis, l'Accord sur les ADPIC (Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, objet de l'Annexe 1C de l'Accord instituant l'Organisation mondiale du commerce - en anglais "TRIPs"), témoignent d'une forte activité juridique axée sur l'adaptation du droit aux nouvelles réalités technologiques. Le numérique, Internet ou le virtuel constituent en effet autant de révolutions techniques aux répercussions directes sur les questions de propriété intellectuelle.
Le numérique est devenu une lingua franca, permettant de superposer et de mêler indistinctement de nombreuses couches de création, multipliant les nouvelles formes d'œuvres collectives ou de collaboration, ramifiant sans cesse les possibilités créatives, ouvrant la porte à des formes de revendication inédites en matière de propriété intellectuelle.
Par ailleurs, le caractère supra-national et "dérégulé" du réseau Internet souligne parfois de manière radicale la contradiction entre divers droits nationaux, pouvant être directement incompatibles et pose la question de l'émergence d'un droit international dépassant les contradictions régionales (ex: "copyright" vs. droit d'auteur, création d'un droit "sui generis" sur les bases de données en Europe vs. l'absence de consensus à ce sujet lors de la conférence diplomatique de l'
OMPI de décembre 1996).
Le caractère transparent, ouvert, interactif, d'Internet soulève enfin des problèmes nouveaux: quel est le statut juridique des hyper-liens, peut-on revendiquer la propriété intellectuelle de traces de "navigation" sur le web mondial, ou encores de "commentaires interactifs" sur des pages web?
Les propriétés spécifiques des mondes "virtuels" (réalité virtuelle, réalité augmentée, simulations numériques, ...) ne recouvrent pas nécessairement celles du monde réel. Les notions d'acteurs virtuels ou de vie artificielle, les vraies-fausses images, les réalités truquées, les navigations virtuelles, les "paysages de données", les interactions de toutes sortes entre réel et virtuel, ouvrent autant de pistes nouvelles. Que devient la notion de "chose", de "lieu" ou de "personne" dans le virtuel? Qu'est-ce qu'un "auteur" peut exactement revendiquer comme apport propre dans l'univers dématérialisé, collectivisé, strié en permanence de réappropriations, d'interactions sociales, d'emprunts et de citations, de piratages et de contributions gratuites?
La nouvelle économie du virtuel possède des ressorts profonds différents de l'économie industrielle classique. Cette "économie de l'attention" et des "rendements croissants", entre bulle spéculative et casino, semble ne tenir sa "valeur" que d'un consensus collectif, aussi prompt à se constituer qu'à se dissoudre, ne se nourrissant que de sa propre rumeur.
La révolution du multimédia et d'Internet, du numérique et du virtuel constitue à n'en pas douter un choc important pour nos manières de penser et de voir le monde. Une chose est sûre, c'est que les règles du jeu sont en train de changer, que les rapports de force évoluent vite, sans que toutes les conséquences à long terme de leurs traductions en forme juridique soient toujours bien comprises.

Notre thèse principale dans cet article est que certains rapports de force économiques et politiques déterminent effectivement l'évolution actuelle du droit de la propriété intellectuelle, mais ne la surdéterminent pas nécessairement. Autrement dit, si l'opinion publique mondiale était réellement informée des conséquences à long terme des lois qui sont aujourd'hui adoptées, il est loin d'être évident que le consensus politique actuel (en Europe, aux Etats-Unis par exemple) pourrait persister. Si une majorité de membres du Congrès américain a effectivement voté le Sonny Bonno Copyright Term Extension Act en octobre 1998 allongeant jusqu'à 95 ans la durée de protection des œuvres, et diminuant d'autant, sans contrepartie, la part dévolue au domaine public, on peut faire l'hypothèse qu'ils ont ainsi traduit l'influence de certains lobbies. Mais on peut aussi supputer que ce vote favorable à certains intérêts précis n'a été possible que parce qu'une large partie du peuple américain, au nom de qui s'est fait cet arbitrage politique, n'a pas compris ou eu vent de ce qui se tramait.

Le droit de la propriété intellectuelle évolue, mais cette évolution se fait-elle toujours dans le sens de l'intérêt général? Pourquoi observe-t-on une expansion continue (quantitative et qualitative) et un "durcissement" du droit de la propriété intellectuelle? Ce durcissement ou ce "renforcement" de la propriété intellectuelle ne risque-t-il pas de se retourner contre l'intérêt de tous et d'être contre-productif à long terme? A qui profite en priorité cette évolution du droit? Ne constate-t-on pas une division croissante entre nations exportatrices de biens et services couverts par la propriété intellectuelle et pays en développement qui ont objectivement intérêt à refuser un renforcement des lois sur la propriété intellectuelle? Peut-on éviter la confrontation brutale d'égoïsmes nationaux et de rapports de force mondiaux? Peut-on mettre en avant la notion d'intérêt général mondial, qui permettrait une adaptation de la propriété intellectuelle aux exigences du développement humain, et du "progrès des sciences et des arts" plutôt que de simplement répondre aux intérêts du "marché"?

Pour pouvoir fonder en raison l'intérêt général en matière de propriété intellectuelle, il nous faut brièvement revenir sur les fondements philosophiques de la propriété intellectuelle. Quelle est la finalité recherchée? Il s'agit avant tout de protéger l'intérêt général en assurant la diffusion universelle des connaissances et des inventions, en échange d'une protection consentie par la collectivité aux auteurs pour une période limitée.
Il faut revenir aux intuitions premières. Il est plus avantageux pour l'humanité de faire circuler librement les idées et les connaissances que de limiter cette circulation. Aristote affirme dans la Poétique que l'homme est l'animal mimétique par excellence. Pour lui la mimésis , l'imitation, la copie, est une activité créatrice de "modèles". Les Lumières reprirent cette idée. Pour Condillac, "les hommes ne finissent par être si différents, que parce qu'ils ont commencé par être copistes et qu'ils continuent de l'être" et pour le philosophe Alain, "copier est une action qui fait penser". La copie ajoute en effet une aura à la chose copiée. C'est bien ce que l'on observe aujourd'hui avec le gain d'"image" obtenue par la libre copie de logiciels "ouverts"...
Mais il y a un autre aspect: une protection trop forte de la propriété intellectuelle peut ébranler un pilier du fonctionnement du marché: la notion de "libre concurrence". Le décret d'Allarde et Le Chapelier des 2 et 17 mars 1791 exprime le principe de la liberté du commerce et de l'industrie, et donc le principe de la liberté de faire concurrence, qui implique par définition la possibilité d'offrir sur le marché le même produit qu'autrui et donc la liberté de la copie.
Enfin il y a aussi la question des droits fondamentaux de l'homme, comme l'accès à l'information et la liberté d'expression, qui doivent être confrontés à la notion exclusive de propriété intellectuelle sur l'information. Aux Etats-Unis, la notion d'accès public à l'information remonte aux pères fondateurs et en particulier à Thomas Jefferson, promoteur du concept de "bibliothèque publique" et de la doctrine du "fair use" permettant l'usage éducatif et les citations à des fins académiques de textes protégés. Thomas Jefferson écrivait: "les inventions ne peuvent pas, par nature, être sujettes à la propriété."
Cette intuition philosophique fondamentale a d'ailleurs guidé le législateur. Si la société consent à reconnaître un droit de propriété intellectuelle à l'inventeur d'un procédé, c'est pour en éviter la perte ou l'oubli, pour en faciliter la description publique, et pour en autoriser après une période de protection limitée la libre copie (encourageant de ce fait la concurrence).
Si l'on cherche à protéger l'auteur, c'est d'une part pour lui assurer un revenu lui permettant de continuer son œuvre créatrice (avant sa mort), d'autre part pour éviter que sa pensée ne soit distordue, manipulée (notion de droit moral, valable avant et après la mort de l'auteur). Mais la création d'un monopole sur l'exploitation des œuvres jusqu'à 95 ans après sa mort (comme dans le cas américain) n'est pas en soi de nature à favoriser la création. Elle aurait plutôt tendance à inciter les éditeurs à vivre sur leur catalogue d'auteurs reconnus, plutôt que d'encourager la recherche de nouveaux talents.

Qu'est-ce que la société cherche à faire en mettant tout un arsenal juridique et répressif, payé par le contribuable, au service de la protection des droits de la propriété intellectuelle de quelques ayants droit? Sa véritable finalité est d'encourager l'augmentation des connaissances et des inventions utiles à l'humanité. Ce qui est en jeu c'est d'encourager la création et d'éviter qu'elle se perde, et non pas seulement de protéger des ayants droit. Si la société concède à l'inventeur une certaine protection, pour une certaine durée -limitée-, c'est en échange de contreparties expresses, conçues dans "l'intérêt supérieur de l'humanité", comme le fait que l'invention doive retomber dans le domaine public, ou bien qu'elle soit précisément décrite et publiée ouvertement, pouvant alors au bout d'une certaine période être appropriée par tous.
Notons que le droit exclusif concédé à un ayant droit en matière de propriété intellectuelle s'apparente à un monopole. C'est la voie choisie pour "rétribuer" l'inventeur, et lui permettre de réaliser un profit.
Mais il faut aussi souligner que l'idée même de "monopole" est contraire à l'idéologie du "libre marché". L'existence de puissantes lois anti-trust (cf. le
procès Microsoft intenté par le gouvernement fédéral américain) montre bien que le monopole est considéré comme un obstacle à la libre concurrence parce qu'il se traduit inévitablement par une inefficacité du point de vue du fonctionnement même du marché.
Il y a donc là une véritable contradiction entre deux tendances du marché: la volonté de dérégulation et de "concurrence loyale" d'une part, et la tendance à la création d'oligopoles et de monopoles d'autre part, du fait même du libre jeu de la concurrence.
Cette situation peut s'observer tant au niveau national qu'au niveau international. Il est banal d'observer que les Etats-Unis sont devenus aujourd'hui la seule super-puissance dans le domaine des technologies de l'information, ce qui leur confère un "monopole mondial" sur plusieurs aspects clés (infrastructure de télécommunications, centres de routages d'Internet, logiciels, ...). On pourrait être tenté de réfléchir dès lors à la possibilité (toute théorique bien entendu) de fonder une application mondiale de la loi anti-trust à l'existence de ces monopoles américains par la communauté des Nations. Si un gouvernement mondial existait, il n'aurait pas de mal à faire appliquer mondialement une loi anti-trust que le pays le plus libéral qui soit n'hésite pas à mettre aujourd'hui en œuvre à l'intérieur de ses propres frontières... Nous en sommes encore loin, évidemment, mais ce détour nous permet de poser la question de l'intérêt général mondial dans l'évolution du droit, en particulier en tant qu'elle favorise ou non le principe de la "concurrence loyale" exigé par le marché.
La propriété intellectuelle, on l'a dit, revient à conférer un monopole légal sur l'usage de certaines informations ou connaissances. Est-ce vraiment la meilleure manière de rétribuer "équitablement" la propriété intellectuelle? Ne devrait-on pas réfléchir à d'autres façons d'assurer à la fois une "juste rétribution" de l'inventeur, et de garantir une "libre concurrence" comme le veut le marché ?

Bien plus que d'ordre technique ou juridique, le débat sur l'évolution du droit de la propriété intellectuelle dans le contexte de la "société de l'information" est en réalité profondément politique. Tirant argument des considérables développements techniques de la "révolution multimédia", certains groupes d'intérêts se sont en effet mobilisés pour demander et obtenir une révision du droit de la propriété intellectuelle allant systématiquement dans le sens de son renforcement. Par exemple, ont été récemment obtenus une extension de la durée de protection des œuvres, la création de nouveaux droits de propriété intellectuelle dits sui generis, la possibilité de protection d'activités non inventives (bases de données), la limitation des exceptions légales comme le "fair use", la remise en cause d'avantages acquis aux utilisateurs comme dans le cas des bibliothèques publiques du fait de l'apparition du numérique, la brevetabilité des logiciels (jusqu'alors refusée en Europe)... Mais ce faisant, et par une conséquence directe, ce sont des équilibres anciens entre ayants droit et utilisateurs qui se trouvent remis en cause, sans qu'un réel débat démocratique ait pu avoir lieu sur le fondement même de ces équilibres. Sous couvert d'aménagements juridiques, proposés pour tenir compte de l'avancée des technologies, c'est en réalité une refondation complète des rapports de force entre ayants droit et utilisateurs qui se profile. En fait, derrière l'évolution actuelle, se profile un remodelage profond des rapports de force entre Etats (exportateurs nets ou importateurs nets de propriétés intellectuelles), et entre groupes sociaux aux intérêts divergents (actionnaires d'entreprises, enseignants, éducateurs, chercheurs scientifiques, utilisateurs finaux). Les débats lors de la conférence diplomatique de l'OMPI en décembre 1996 à Genève, ou l'orientation politique assez différente des deux projets de lois récemment adoptés par le Congrès américain pour soumission au Sénat (le "Collection of Information Anti-Piracy Act" et le "Consumer and Investor Access to Information Act") montrent l'ambivalence politique de l'évolution juridique actuelle. De plus cette évolution du cadre juridique de la société mondiale de l'information semble s'opérer sans que le citoyen de base soit toujours bien conscient de ce qui se joue. Le débat est confisqué par ceux qui ont un intérêt spécifique à faire évoluer le droit dans leur sens.
Une réflexion sur l'intérêt général est aujourd'hui plus que jamais nécessaire, sous peine de laisser s'imposer seulement les intérêts particuliers les plus dominants. Le rôle d'organisations internationales comme l'
UNESCO est d'aider à faire émerger la notion d'intérêt général mondial, et de montrer que l'évolution du droit de la propriété intellectuelle est avant tout symptomatique d'un choix politique de société, que ce choix soit fait de manière explicite et déterminée, par ceux qui savent que l'évolution actuelle correspondra à leurs intérêts bien compris, ou bien que ce choix soit fait de manière implicite, in absentia pourrait-on dire, par ceux qui n'ont pas eu le loisir ou l'occasion de mesurer toutes les conséquences de cette évolution, du point de vue de la justice sociale. Bien que certains théoriciens comme Friedrich Hayek considèrent la "justice sociale" comme une "inepte incantation", une "superstition quasi religieuse", il nous paraît clairement que les fondements mêmes d'un droit aussi important que celui de la propriété intellectuelle au sein de la société mondiale de l'information ne peuvent pas s'analyser sans une réflexion sur la "justice sociale", et même sur ce que l'on pourrait appeler "la justice sociale mondiale". Une société humaine, transnationale, émerge lentement des processus de mondialisation. Parallèlement, des forces économiques et politiques sont actuellement en train de concocter un droit nouveau, dont on peut se demander s'il correspond effectivement à l'intérêt supérieur de l'humanité, ou s'il ne fait que se mettre au service des déjà forts.
Ce débat n'est pas théorique. Il est politique. Quand l'Afrique du Sud est sur le point d'autoriser la fabrication de médicaments contre le SIDA par des firmes pharmaceutiques sud-africaines, bien que des brevets soient détenus par des compagnies américaines ou européennes, un nouveau type de rapport de force se constitue. Dans un monde dans lequel la science reste une prérogative de pays riches pendant que les pauvres continuent de mourir, nul doute que les raffinements de la propriété intellectuelle risquent de paraître moins convainquants que les réalités sociales. Comme l'écrivait récemment Jeffrey Sachs, Directeur du Centre de développement international et professeur de commerce international à l'université de Harvard: "Just as knowledge is becoming the undisputed centrepiece of global prosperity (and lack of it, the core of human impoverishment), the global regime on intellectual property rights requires a new look. The United States prevailed upon the world to toughen patent codes and cut down on intellectual piracy. But now transnational corporations and rich country institutions are patenting everything from the human genome to rainforest biodiversity. The poor will be ripped off unless some sense and equity are introduced into this runaway process. Moreover the system of intellectual property rights must balance the need to provide incentives for innovation against the need of poor countries to get the results of innovation. The current struggle over AIDS medicine in South Africa is but an early warning shot in a much larger struggle over access to the fruits of human knowledge."

Nous avons grand besoin de réfléchir collectivement au financement des "biens publics mondiaux" sans l'existence desquels l'humanité se réduirait à une myriade d'intérêts catégoriels. La notion de "domaine public" appartient certes au vocabulaire de la propriété intellectuelle, mais il est urgent de la revitaliser, de la renforcer et de la protéger contre la voracité des intérêts particuliers. Un bon exemple, classique, est celui des données brutes et des "faits" censés appartenir au domaine public. Les opérateurs privés cherchent à étendre leur domaine d'appropriation de l'information. Ainsi, il y a peu, le New York Stock Exchange facturait un cent l'accès en ligne à une cotation boursière. Le tarif vient d'être réduit à 0,75 cent la cotation. La firme Charles Schwab dit qu'elle reverse de ce fait 20 millions de dollars par an au New York Stock Exchange. La "Securities Industry Association" annonce que les bourses américaines (NYSE, NASDAQ,...) a reçu ainsi plus de 413 millions de dollars en 1998 du fait de la vente de ces données. Les dirigeants du New York Stock Exchange disent qu'ils sont dans leur droit: ils revendent simplement une information (les cotations boursières) qu'ils ont contribué à créer. Absurde, répondent Schwab et les autres courtiers. L'information en question est publique, les cotations sont des "faits" bruts. Cette information appartient donc à tout le monde. Personne ne doit pouvoir se l'approprier. Ils ne refusent pas de payer une redevance d'usage pour le service offert. Mais il n'est pas question de reconnaître le moindre droit de propriété intellectuelle. C'est pourtant ce qui est en train de se préparer craignent des firmes comme Bloomberg. Ils craignent aussi d'avoir, dès lors, à payer pour avoir accès à l'historique des cotations.
La question de la propriété des données brutes et des faits est désormais un nouvel enjeu de la bataille pour l'élargissement de la propriété intellectuelle. Ceci est particulièrement préoccupant à un moment où l'Etat se "désengage", et sous-traite beaucoup de ses bases de données à l'industrie privée pour les gérer. Les informations contenues dans ces bases appartiennent de plein droit au domaine public. L'Etat ayant le monopole de la collecte de ces informations publiques, il ne saurait s'en désintéresser sans préjudice pour le citoyen. Les sous-traitants privés qui gèrent ces bases de données publiques ne devraient pas devenir de ce fait "propriétaires" des données elles-mêmes, ou ce qui revient au même, du droit exclusif d'en disposer. De plus, ce type de disposition peut avoir des conséquences plus graves encore, en empêchant que soient librement accessibles des informations publiques "sensibles" que l'Etat aurait intérêt à garder cachées évitant ainsi la pression de lois comme le Freedom of Information Act aux Etats-Unis.

Le renforcement du domaine public mondial de l'information et des connaissances (données élémentaires, faits, idées, algorithmes, méthodes, connaissances développées grâce à des financements publics) nous paraît être un thème prioritaire pour tous ceux qui cherchent des moyens concrets de réduire l'écart entre riches et pauvres. Il faut d'ailleurs souligner, avec Pollaud-Dulian, que "la notion de domaine public est consubstantielle à la propriété industrielle et artistique: seuls certains objets, parce qu'ils sont originaux ou nouveaux, peuvent être appropriés, ce qui laisse dans le domaine public un vaste champ d'éléments non protégés qui sont nécessaires aux autres créateurs, inventeurs, scientifiques et industriels (...) la directive - européenne de mars 1996 sur les bases de données -, tout en s'efforçant d'opérer une reconnaissance distributive des droits pour tenir compte de ce complexe d'intérêts, s'écarte de ces principes et (...) remet en cause la conception même de la propriété industrielle ou artistique en instituant un droit qui concerne (...) des éléments qui ne peuvent être couverts normalement ni par un droit d'auteur, faute d'originalité, ni par un droit de propriété industrielle, faute d'innovation".
La directive européenne de mars 1996, portant création d'un nouveau droit "sui generis" sur les bases de données, encourage la création de droits exclusivement patrimoniaux ayant pour objet de garantir un monopole sur le résultat d'une prestation économique. Il s'agit bien d'une redéfinition, plus ou moins implicite, "des fondements et donc de la raison d'être, de la propriété intellectuelle autour de l'idée que celle-ci et les monopoles qu'elle concède ne sont pas des contreparties à un enrichissement du patrimoine collectif, mais bien une prime donnée par la loi aux entreprises en mesure d'investir largement (ce qui revient à donner un privilège légal en récompense d'un privilège économique de fait)".
Le principe de la "concurrence loyale" est ainsi anéanti au profit de l'extension du principe de la propriété intellectuelle (sur des bases de données qui n'ont même pas été l'objet d'une activité inventive...). Est-ce bien raisonnable?

Le système capitaliste mondial n'est pas spécialement intéressé, même s'il en tire grand profit, par la défense des "biens publics mondiaux". En revanche les organisations internationales sont bien placées, pourvu qu'elles disposent du soutien effectif de leurs Etats membres, pour promouvoir et protéger le bien public mondial de l'information et de la connaissance. Dans un récent rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement, Joseph E. Stiglitz, senior vice-président pour l'économie du développement et économiste en chef à la Banque Mondiale, défend l'idée que la connaissance est un "bien public mondial" (a "global public good"). Il affirme que la recherche étant l'un des facteurs les plus importants pour la production de nouvelles connaissances, le fait d'augmenter le "coût" de la connaissance, en durcissant le régime de la propriété intellectuelle par exemple, peut avoir pour résultat de réduire les recherches subséquentes et de diminuer le rythme de l'innovation. Il est donc vital de lutter contre les "rentes de situation" et les monopoles juridiques permis par un droit de la propriété intellectuelle insuffisamment conscient des "injustices sociales globales". La plupart des innovations et des inventions s'appuient, comme on sait, sur des idées qui font partie du bien commun de l'humanité. Il est donc anormal de réduire l'accès aux informations et aux connaissances s'appuyant sur ce bien commun par l'effet d'un droit trop anxieux de protéger des intérêts particuliers.

Renforcer le domaine public mondial de l'information et de la connaissance.


Il y a peu de temps, l'
Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle a décidé de diminuer de 15% les redevances imposées aux entreprises désireuses de déposer des brevets industriels. La raison? Du fait du nombre croissant des demandes de dépôt, l'Organisation dégageait des surplus financiers conséquents dont elle ne savait quoi faire. Le fait qu'une organisation internationale gagne trop d'argent est, à l'heure actuelle, rarissime... Pourtant les idées ne manquent pas pour affecter à l'intérêt général des fonds à l'abondance naturelle, provenant sans heurts d'une des sources financières les plus profondes qui soient...
Par exemple, on pourrait tirer argument que les brevets industriels et plus généralement toutes les productions intellectuelles protégées par les lois sur la propriété intellectuelle, utilisent tous pour une bonne part un fonds commun d'informations, de savoirs et de connaissances appartenant de manière indivise à l'humanité tout entière. Il serait juste, dans une optique de bien commun mondial, d'utiliser les revenus obtenus sur le dépôt des brevets pour encourager la création d'un bibliothèque publique mondiale virtuelle, uniquement constituée de textes appartenant au domaine public, et donc accessible à tous gratuitement. Ce serait d'autant plus juste, que la puissance publique combinée des puissances publiques nationales est mise au service de la défense des intérêts privés des déposants. Le coût de l'infrastructure juridique et policière permettant le renforcement effectif de la propriété intellectuelle est entièrement supporté par des fonds publics.
Une partie des fonds collectés auprès des détenteurs de brevets pourrait aussi servir à financer des recherches négligées du fait de leur manque d'intérêt pour le "marché". Ces fonds pourraient être alloués à telle ou telle agence spécialisée du système des Nations Unies (UNESCO, OMS, UNICEF, ...), dont on sait qu'elles sont notoirement sous-financées. Ces agences pourraient alors d'autant mieux jouer le rôle de régulation de la recherche au niveau planétaire qu'on attend d'elles, rôle que le marché laissé à lui-même est bien incapable de remplir. Par exemple, la recherche sur les maladies tropicales n'intéresse guère les firmes pharmaceutiques du Nord qui n'y voient pas leur intérêt financier. Pourquoi ne pas la financer grâce aux surplus financiers des brevets déposés pour protéger la recherche pharmaceutique essentiellement tournée vers les besoins des pays du Nord? L'agriculture des pays en développement n'a pas le même soutien financier que, par exemple, les recherches sur les OGM très en faveur dans les pays les plus développés, recherches qui sont âprement défendues par des brevets impitoyablement précis, excluant d'ailleurs des usages immémoriaux, comme la réutilisation des graines obtenues par la récolte, et obligeant ainsi les paysans à verser aux grandes compagni es une rente perpétuelle. Pourquoi ne pas redistribuer les profits de l'activité inventive mondiale au bénéfice de recherches négligées par les laboratoires de recherche du Nord?

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12.02.2000