CONFERENCE / DEBATS

MUSEE DE LA MINE COURIOT

SAMEDI 22 NOVEMBRE
14H00
3 BD. MAR. FRANCHET D'ESPEREY
ST-ETIENNE

LES MUTATIONS DU TRAVAIL

avec la participation de

YANN MOULIER BOUTANG

GERARD BRICHE

Pour cette cinquième édition du festival AVATARIUM, l'espace conférence s’ouvre aux questions actuelles des mutations du Travail en accueillant deux invités: Yann Moulier Boutang et Gérard Briche.
Les réflexions porteront respectivement sur:
- l'influence déterminante de l'économie sur les formes du Travail, de l’esclavage au salariat;
- la pertinence et la nécessité aujourd'hui d'un travail salarié: vers de nouvelles formes d’occupation du temps.

Yann Moulier Boutang, Professeur de sciences économiques, Agrégé de sciences sociales, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm, (Université de Bretagne Sud et Institut d’Etudes Politiques de Paris). Dans le cadre du Laboratoire Isys-Matisse (CNRS-Université de Paris1), il poursuit ses recherches sur l'histoire du mouvement ouvrier, sur l'esclavage et le salariat, les migrations internationales, les transformations actuelles du capitalisme dans la mondialisation et l’Europe, les nouveaux modèles productifs dans l'entreprise et les territoires à partir des nouvelles technologies (logiciels libres, open source) et leur impact sur les droits de propriété intellectuelle. Il dirige la Revue Multitudes (Exils) http://multitudes.samizdat.net .

Il a traduit de l'italien Mario Tronti (Operai e capitale), de nombreux textes d’Antonio Negri et du courant operaiste.

Principaux ouvrages:
(1986) Economie Politique des Migrations clandestines de main d'oeuvre, Publisud, Paris.
(1992) Althusser, Une biographie (1ere partie) Grasset, réédition en poche en 2002
(1998) De l'esclavage au salariat, Economie historique du salariat bridé, PUF, Paris
(2001) Enki Bilal, Christian Desbois, Paris
(2002) avec Monique Chemillier Gendreau, Le droit dans la mondialisation, une perspective critique, PUF, Paris

Articles récents:
(2001) "Salariat et travail immatériel, nouvelles formes de contrôle et droit du travail", in Monique Chemillier-Gendreau et Yann Moulier Boutang (sous la direction de) Le Droit dans la mondialisation: une perspective critique, PUF) pp. 141-159 et pp. 209-213.
(2002) "Nouvelles frontières de l'économie politique du capitalisme cognitif", Communication au Colloque Textualités et Nouvelles Technologies, 23-25 octobre, Musée d'Art Contemporain de Montréal, Rivista éc/artS , n3, pp. 121-135 http://www.ecarts.org
(2002), "Le fonctionnement de l'économie de plantation esclavagiste à Cuba (1790-1868)" in Tiers-Monde, t. XLIII, Paris, n171, juillet-septembre 2002, pp. 555-577.
(2003) "Capitalisme cognitif et nouvelles formes de codification du rapport salarial", in C. Vercellone (direction de), Sommes-nous sortis du capitalisme industriel? Postface de Bernard Paulré, La Dispute, Paris, pp. 305-328.
(Juin 2003) "Repenser les politiques migratoires en Europe: un banc d’essai pour l’Europe fédérale" in Revue Internationale et Stratégique, n50, été 2003.

Gérard Briche du Collectif Krisis (Nuremberg).
Le groupe Krisis existe depuis quinze ans et publie – en dehors du monde universitaire et de la gauche traditionnelle – la revue théorique Krisis, contributions à la critique de la société marchande (en langue allemande). Dans le cadre de cette revue s'élabore une critique actualisée du capitalisme avec, en son centre, tout ce pan de la critique marxienne de la marchandise, de la valeur, du travail et de l'argent que le marxisme classique a délaissé. De là sont nées les ébauches d'une critique fondamentale du marché et de l'État, de la politique et de la nation. La confrontation critique de ces positions a en outre permis une approche nouvelle de la critique féministe du "patriarcat producteur de marchandises".

REFUSER LE TRAVAIL, C’EST BIEN... DEPASSER LE TRAVAIL, C’EST MIEUX
par Gérard Briche
texte rédigé pour un débat lors de la projection du film "Attention Danger Travail"

Qu'est-ce que montre le film "Attention Danger Travail"? Il montre des hommes et des femmes qui ne veulent plus, qui ne veulent pas du travail.

Refuser le travail, ça semble à première vue proprement scandaleux. D'ailleurs, et le témoignage de V. le montre, on se sent coupable de refuser un travail alors que tant de chômeurs sont eux, à la recherche du travail. Et il faut bien travailler pour avoir de quoi vivre, pour avoir accès aux bien de consommation...
Ah bon? Voilà pourtant une idée fausse !

Ce n'est pas l'homme qui consomme: c’est le travail qui consomme l'homme

Certes, plus encore que l'accès aux moyens matériels d'existence, le travail est dans cette société le mode même de l'existence. On travaille pour gagner sa vie; et, comme le constate Y., ancien chef d'entreprise et chômeur épanoui, "gagner du fric pour tenir ce système de vie".

Oui, ce "système de vie" où on travaille, non pour produire quelque chose d'utile, d'enrichissant pour l'homme, mais pour avoir de l'argent. Pour consommer ce qui n'a été fabriqué que pour être acheté par des gens qui travaillent pour gagner de l'argent pour consommer ce qui n'a été fabriqué que pour...
Stop.
Dans ce cycle infernal, l'homme n'est qu’un maillon: le "sujet automate" de cette société, c'est le processus dans lequel le travail "concret" est indifférent. Parce que seule importe la production d’une marchandise, quelle qu'elle soit, qui réalise plus d’argent que sa production en a coûté. Bref, seul importe le travail "abstrait" dans lequel de la force de travail humaine est dépensée pour une production en tant que telle indifférente. Et dans ce processus, l'homme n'est qu'une marchandise que le travail consomme.

Que le travail mutile l'homme, que vivre n'est guère plus que "survivre", l'exemple de la chaîne le montre de manière poignante ; mais les travailleurs du télé-marketing en sont une actualisation frappante. Ou les livreurs de pizzas: "pas de temps à perdre... on est là pour bosser!"

Refuser la soumission au travail: une réaction de bonne santé

J., ex-ouvrière enfin heureuse nous en donne le témoignage encourageant: on peut exister hors du travail, c’est même alors qu'on vit vraiment. Mais la solution est-elle "d'apprendre à vivre sans travailler" comme le suggère P., chômeur militant, quitte à avoir un "train de vie" modeste qui, pour le productivisme ambiant, constitue une provocation?

Réaliser, comme V., que "le travail n'est pas forcément une fin en soi", est un début encourageant. Mais en tirer comme conséquence que "comme le chômage existe, il faut en profiter", c'est ne faire que la moitié du chemin. Refuser de "perdre sa vie à la gagner", c'est une bonne chose ; vivre le chômage comme une guérilla avec le "système" est une excellente chose. Mais le travail, ce n’est pas seulement le travail ennuyeux ou abrutissant: tout travail, dès lors qu’il est inséré dans le processus d’échange contre de l'argent, n’est que travail "abstrait", c'est-à-dire qu'on produit n’importe quoi, pour autant que ce soit vendu. Réaliser cela, c'est la première étape d’une critique radicale de ce monde.

Critique du travail, critique de la valeur

Un produit quelconque dont l’intérêt réel est indifférent pourvu qu’il soit vendable par n’importe quel moyen, ça s’appelle une marchandise. Et si la "sacralisation du travail" est caractéristique du productivisme, comme l’explique Loïc Wacquant, c’est parce que la valeur d’une marchandise n’est que la coagulation du travail "abstrait" contenu en elle.

Critiquer le travail, c’est refuser un travail dont la fonction essentielle est de développer toujours plus l’échange de marchandises à l’intérêt réel toujours plus indifférent. Car ni le produit, ni le producteur n’importent : seuls importent la production toujours plus importante et l’échange toujours plus large, dans le but de l’augmentation croissante de la valeur en circulation.

Le problème, c’est que cette société du travail et ce monde du productivisme fonctionnent de plus en plus mal. A la suite de l’apparition de machines permettant une forte productivité avec peu de travail humain, le mécanisme "tautologique" de valorisation de la valeur en arrive à mettre hors circuit de plus en plus de travailleurs désormais superflus. Crises insolubles, guerres inextinguibles: autant de symptômes d’un erègne de la barbarie" dans lequel les sorties de secours et autres "systèmes D" ne sont que des solutions trompeuses, certes gratifiantes mais sans doute intenables à moyen terme...

L'espoir réside alors dans les mouvements de rebellion qui partout dans le monde se font jour, pour autant qu’ils parviennent à sortir de la cage de fer des "blocages mentaux" (Loïc Wacquant) qui empêchent, non "d’apprendre à vivre sans travailler" dans une société du travail, mais d’imaginer vivre "au-delà du travail" dans une société qui, d’avoir éliminé travail, échange et valeur, serait une société où les hommes vivraient en commun, tout simplement.

Rêverie utopique? pas du tout! pour avoir davantage d’informations: visitez le site http://www.krisis.org

 

L'autre globalisation: le revenu d'existence inconditionnel, individuel et substantiel
par Yann Moulier Boutang

Selon Yann Moulier Boutang il y a quatre solutions possibles à la crise de l'Etat Providence Un crédit d'impôt ou une allocation universelle d'un bas niveau, accompagnées du démantèlement des systèmes de protection du travail salarié. À l'autre extrême le renforcement du système de protection du travail salarié: SMIC et droit du licenciement rendu plus contraignant, la logique de ces mesures s'inscrivant dans un retour au plein emploi, il est proposé aux précaires l'utopie du salariat universel. Une position intermédiaire autour du relèvement des minima sociaux. Et le revenu universel inconditionnel et d'un niveau suffisant, rendant le travail moins infernal en élargissant les espaces de liberté. La quatrième solution entre en résonance avec le basculement vers le capitalisme cognitif et permet de dépasser les limites d'une stratégie de résistance pure.
La situation du chômage, de l'inégalité, des systèmes de protection sociale, du stress dans le travail, de la précarité des emplois quand il y en a, de la discrimination, n'est pas brillante. C'est un euphémisme. Face à cette aggravation de la question sociale, il existe en fait quatre grands types de solutions possibles. Trois se partageaient, jusqu'à il y a peu, un quasi monopole des analyses et des propositions politiques selon les penchants idéologiques des forces politiques au pouvoir. La quatrième, dont l'ébauche s'esquisse clairement, possède une portée considérable si elle sait rentrer en résonance avec la mutation actuelle du capitalisme que l'on résumera comme un basculement vers un régime cognitif. C'est à notre avis la seule façon de déboucher sur une globalisation qui sorte des limites des stratégies de résistance. La garantie d'un revenu individuel, affranchi de l'occupation d'un emploi et très au-dessus des actuels seuils de pauvreté, nous apparaît comme un levier essentiel d'une alternative à la mondialisation néo-libérale.
Examinons d'abord les trois solutions classiques à la "question sociale".

L'espace des solutions de la question de la pauvreté


Le premier remède (de cheval et libéral plus que néolibéral) propose le crédit d'impôt ou impôt négatif. Les ménages qui gagnent trop peu de revenu dans l'année sont exonérés d'impôt ou bien reçoivent un crédit d'impôt c'est-à-dire un chèque de l'État (l'impôt négatif). En échange de quoi les dispositifs d'encadrement des rémunérations du travail salarié sont levés - partiellement ou totalement ; en particulier, le salaire minimum et les autorisations de licenciement sont supprimés dans la version extrême. Le second remède défendu par la gauche "classique", version dure, celle qui dénonce la dérive néo-libérale, voit au contraire le salut dans un relèvement du salaire minimum, la multiplication des obstacles juridiques au droit de licenciement, la réduction du temps de travail, bref une solution de retour au plein emploi par le biais d'une politique monétaire et budgétaire keynésienne. La troisième solution consiste à relever les minima sociaux, c'est-à-dire, transcrit dans un langage moins français, l'ensemble des prestations sociales, qu'elles soient liées à une activité (salariée ou pas), à une situation sociale (état de pauvreté, handicap reconnus) ou à l'appartenance à une catégorie démographique (ménages avec enfant, mères célibataires, etc.)


Les deux premières solutions sont des solutions extrêmes, à la fois sur le plan théorique et sur le plan politique[1]. Le revenu minimum libéral entend se substituer au salaire minimum. C'est une solution "de combat" non pas parce qu'elle oublie le salariat ou vise à le rendre subalterne en détachant l'obtention d'argent de l'emploi, du salariat et de la cotisation sociale (pour parler comme B. Friot), - ce serait peut-être sa seule vertu, car les libéraux reconnaissent par là que la déconnexion revenu/emploi ou travail est un comportement massif -, mais parce qu'elle fixe les niveaux de pauvreté très bas. À ce qu'ils étaient lors des premières lois sur les pauvres (le logement, la nourriture, les vêtements), alors que les droits à l'accès aux soins de santé, à la culture et, plus récemment, aux systèmes de communication se sont imposés dans les faits, au moins comme horizon indéniable. C'est donc, sous couvert d'efficacité dans la lutte contre la très grande pauvreté, une attaque en règle contre les niveaux actuellement consolidés de salaire social, et donc de salaire direct. D'autre part, à travers les dispositifs fiscaux, l'allocation universelle minimale n'opère une redistribution en faveur des revenus les plus faibles qu'au détriment des revenus moyens, sans ponctionner les tranches de revenu élevées.[2] Autrement dit, on prend l'état actuel des prestations sociales redistributives, on crée un régime universel à 1800F par mois pour tous, ce qui veut dire que ce sont les bénéficiaires de transferts au-dessus de ce nouveau revenu minimum qui le financeraient. Les pauvres et les couches moyennes payent pour les très pauvres.
D'autre part, dans sa version néo-libérale la plus dure[3], la suppression de la plupart des prestations existantes aboutit à un nouveau prélèvement massif sur les ménages salariés. La deuxième solution, celle de la "salarisation universelle"[4], qui veut resserrer davantage lien entre le revenu social et la relation d'emploi salarié, est extrémiste et impraticable. Elle met la charrue avant les boeufs: elle fait abstraction de la situation actuelle de destruction du plein emploi - touchant désormais tant le Nord que le Sud. Elle oublie aussi la porosité du salariat, qui est universel mais de plus en plus formidablement inégal. Si la réalité n'était pas ce qu'elle est, une généralisation du salariat et de la cotisation sociale pourrait venir à bout de l'exclusion, mais le capitalisme qui repose sur le salariat n'a jamais éliminé les divisions ; au contraire, le statut des salariés stables à joué un rôle crucial dans l'isolement du prolétariat ouvrier et la création, sous le fordisme, d'une coupure entre ouvriers (cols bleus) et classes moyennes des employés (cols blancs). Proposer aujourd'hui, aux précaires du prolétariat ou du cognitariat[5], le statut de salarié protégé et stable revient à demander l'abolition de l'exploitation et du capitalisme, et surtout à ne proposer aucune perspective concrète d'organisation autour de revendications à ceux qui subissent le plus durement les conséquences de la production flexible.

La troisième solution, beaucoup plus pratiquée parce que moins extrémiste et plus réaliste, tente d'épouser le plus possible la composition déjà réalisée du revenu garanti. Ce revenu garanti peut avoir été atteint par les salariés en augmentant progressivement la part du salaire social et en la rendant indépendante des aléas du marché (ce que l'on appellera le salariat affaibli sous feu le socialisme réalisé). Il peut aussi avoir été obtenu en affranchissant le salaire de l'arbitraire de l'employeur grace à des statuts comme ceux de l'emploi à vie japonais (remis en cause aujourd'hui), ceux de la fonction publique en France ou enfin par les accords collectifs signés par le syndicat américain des ouvriers de la construction automobile. Mais il ne faut pas non plus oublier que ces mesures sociales reconnaissent aussi les niveaux de revenu garanti soustraits à l'incertitude de l'emploi conquis hors de l'entreprise, hors du salariat dans la société, comme la protection médicale universelle (CMU), les allocations familiales, l'aide aux personnes âgées, les aides sociales locales. Il suffit de regarder en détail la complexité formidable des systèmes de protection nationaux ou locaux pour lire la poussée déconnectrice qu'exercent les salariés vis-à-vis de la productivité d'entreprise, vis-à-vis de la contrainte au travail dépendant. L'abaissement de l'âge de la retraite, la réduction du temps de travail, bien loin de s'opposer à ce découplage revenu/travail salarié ou travail dépendant du marché, en sont l'expression la plus forte.

En fait ce qui apparaît, c'est bien un quatrième pôle, celui de la déconnexion, de l'inconditionnalité qui se croise avec la question du niveau de revenu. Le tableau suivant représente alors les quatre solutions possibles et, à côté des trois premières que nous avons examinées, il faut faire apparaître le revenu d'existence inconditionnel, universel, individuel. La discussion académique et le débat politique, depuis que le chômage s'est avéré beaucoup plus coriace que ne le pensaient les macroéconomistes, a tendance à se polariser exclusivement sur les trois vieilles solutions.

Les quatre coins des politiques sociales en matière de garantie de revenu
Sur l'axe des ordonnées, on note le niveau de revenu, sur l'axe des abscisses celui de la conditionnalité du revenu par rapport au travail dépendant.

Ces quatre solutions - et non plus trois - définissent un espace qui permet des combinaisons hybrides multiples. Le RMI français participe en un sens du revenu d'existence, car il reconnaît le droit à recevoir du revenu déconnecté du salariat et du travail, mais le maintien du "devoir d'insertion", son bas niveau, l'interdiction de le cumuler avec un travail (salarié ou non salarié) tant soit peu conséquent, son caractère largement lié à la composition du ménage, sa complémentarité par rapport aux minima sociaux existant en fait un hybride. La prime pour l'emploi (PPE) introduit la cumulativité partielle, mais recule sur le plan de la déconnexion avec le salariat classique.

Le problème des politiques menées ces trente dernières années, celles d'une désagrégation lente des fondements de l'État-Providence, est qu'elles ne se tournent jamais franchement vers la quatrième solution, à la fois réformiste et révolutionnaire. La gauche "travailliste" ou "salarialiste" reste fixée à l'idée que l'entreprise fordiste est le coeur de la valeur et que le salariat est son prophète. Le problème de ces vestales du socialisme, maintenant qu'a disparu le socialisme réel qui avait constitué une forme d'affaiblissement assez stable du salariat (mais de généralisation du travail matériel), est que le capitalisme ne fonctionne plus sur cette base, ni sur cette religion.

On pourrait dire, comme le fait P. Van Parijs, animateur du BIEN (Basic Income European Network) depuis plus de dix ans, que toutes ces mesures nous conduisent sur le chemin du bien, du souhaitable: de l'allocation universelle de Y. Bresson au Revenu Social Garanti d'A. Gorz, en passant par le revenu citoyen d'A. Caillé. Mais avec l'affaiblissement de la crédibilité des trois premières solutions, qui ont épuisé leur rôle progressiste, il devient urgent de clarifier les choses. Elles servent surtout aujourd'hui à repousser la perspective radicale du revenu inconditionnel garanti, à freiner une nouvelle donne radicale aussi bien dans les pays du centre que dans la périphérie[6].

Ce qu'est le revenu d'existence en définitive

L'axe de l'inconditionnalité ou de la déconnexion, ainsi que celui du niveau de richesse sociale auquel il donne accès, ne constituent pas les seuls caractéristiques de la quatrième solution. Les caractéristiques déterminantes du revenu d'existence ou revenu de citoyenneté sont en effet au nombre de neuf:
1) L'universalité sans plafond de ressources, mais imposable donc récupérée intégralement sur les revenus élevés.
2) Le caractère individuel, par opposition à une prestation familialisée, c'est-à-dire liée à la composition du ménage et instaurant des droits liés à ceux du conjoint ou parent.
3) L'inconditionnalité, c'est-à-dire le découplage de quelque forme de contrepartie que ce soit: travail salarié ou non, projet d'insertion formation, éducation.
4) Le caractère cumulable avec les revenus du travail, sans dégressivité autre que celle du système fiscal en vigueur.
5) Le caractère liquide de ce revenu, donc non affecté (comme les prestations en nature).
6) Le caractère insaisissable sur les comptes bancaires.
7) Un niveau élevé par rapport au niveau actuel des minima sociaux et de la rémunération du travail à temps partiel (soit de l'ordre de 5 500 F. en France, donc plus des 4/5 du SMIC.
8) Ce revenu d'existence ne doit se substituer qu'à certain nombre de prestations sociales, à la plupart des minima sociaux, aux allocations familiales, à l'allocation logement, au niveau minimum des retraites. Il doit faire aussi rapidement office de salaire minimum social et remplacer le salaire minimum actuel, qui a été complètement enfoncé depuis vingt ans par les divers dispositifs d'emploi jeunes, par les revenus de formation en stage. En revanche il ne peut se substituer aux prestations d'assurance maladie ou à des prestations compensant un handicap majeur.
9) Il doit être financé par des mécanismes clairement redistributifs et des prélèvements ayant une large assiette, donc différents de l'actuel impôt sur le revenu (par exemple une taxe faible sur les quantités d'informations acheminées ainsi que sur les communications téléphoniques).

Contrairement à ce qui a été dit, en particulier, par le Rapport Belorgey et par J.M. Harribey[7] il ne s'agit pas d'une mesure néo-libérale. Si les libéraux l'envisagent lucidement, c'est parce qu'ils entendent prévenir l'éclosion d'un mouvement de fond et de lutte parvenant à imposer un niveau élevé de "salaire social".

Le passage au troisième capitalisme et les transformations du salariat

Les partisans du "salariat universel" accusent souvent les partisans du revenu universel de ne pas avoir de vision macroéconomique ou de ne pas insérer leur dispositif dans une analyse du capitalisme. Mais la réalité est exactement le contraire dès que l'on a affaire à la version de gauche du revenu d'existence. Alain Caillé dans sa critique de l'économie de l'échange marchand au nom de l'économie du don, André Gorz avec sa théorie de "l'exode" du capital, ne sont pas des suppôts du néolibéralisme. La thématique du revenu garanti , du salaire politique a été l'un des ferments de l'operaisme italien, qui lui a permis de comprendre les nouveaux mouvements sociaux. Ceux dont je suis, avec quelques uns des contributeurs de ce dossier ou du numéro 2 de Multitudes, qui défendent la thèse qu'est en train d'apparaître un troisième capitalisme, le capitalisme cognitif, et qu'il s'agit d'un véritable "basculement du monde" (Michel Beaud), pensent que le salariat est lui aussi en train de connaître une mutation . Cette mutation du salariat n'est pas une conséquence de la révolution technologique des NTIC, elle en est la raison profonde. Lorsque le capitalisme marchand eut de plus en plus de mal à faire fonctionner le travail dépendant réduit à l'esclavage ou asservi, il fut contraint de faire place progressivement (et avec une énorme résistance de sa part) au salariat libre. Ce salariat libre conquis par les esclaves tendit rapidement à un nouvel esclavage, et il fallut les batailles du mouvement ouvrier pour aménager l'esclavage du salariat en conquêtes sociales. La plus importante fut le salaire social.
Notre thèse est simple: la longue fuite des salariés, leur exode continuel hors du contrôle capitaliste, a mis en crise le fordisme. De cette crise ouverte dans les années 1950-1975 par la scolarisation de masse, par l'inflation et par l'indiscipline ouvrière est née la "désalarisation" formelle, la production flexible, le précariat, mais aussi la production de connaissances au moyen du travail vivant et de l'intelligence collective des cerveaux. Le travail dépendant prolétarisé et salarié n'est plus la forme qui permet de stabiliser un nouveau régime de capitalisme. Le travail salarié connaît une crise constitutionnelle, une crise de régime. De même que la conquête de la liberté fut la condition de passage au deuxième capitalisme industriel, le revenu universel a toute chance de constituer le levier macro-économique décisif pour la possibilité même du passage à un régime de capitalisme cognitif. Le revenu universel ne libère pas du capitalisme, ni du salariat et du travail dépendant, pas plus que le salariat libre n'a libéré les Noirs, mais de même qu'il les a libéré du système des plantations et d'une domination insupportable, il rendra le travail moins infernal. Il ne s'agit pas là de "soulager" les pauvres, mais d'élargir les espaces de liberté dont ont besoin les multitudes de salariés, reconnus comme tels ou non, de producteurs d'intelligence et de savoir.

[1] Voir les contributions de M. Lazzarato et de M. Heim dans ce numéro.

[2] Voir la contribution de J.-M. Monnier dans ce même dossier

[3] Y. Bresson est plus prudent en acceptant le maintien de certaines prestations dans son dernier ouvrage, mais dans l'optique de M. Friedman (1962) ou de politiques comme A. Madelin, ce projet est assez clair. Les adversaires du revenu inconditionnel d'existence dans sa version de gauche exploitent cet argument à fond. Voir la réfutation de M. Heim dans ce numéro.

[4] Termes utilisés par B. Friot dans le dernier numéro d'Ecorev

[5] Terme heureux forgé par Franco Berardi (Bifo) conjuguant prolétariat et travail cognitif.

[6] Multitudes reviendra, dans un dossier consacré au Sud, sur le projet déposé par le sénateur Edouardo Suplicy d'un revenu de citoyenneté au Brésil. Voir son livre Renda de Cidadania, A saida e pela porta, Cortez Editora, février 2002, Sao Paulo.

[7] J.M. Harribey dans le dernier numéro d'Ecorev (références citées ici)

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