Rencontre le 7 avril 1999 au Pez Ner avec Agnès et Dom (avataria), Tony, Zine (491), Marie Claire (Pez Ner) et Maurice Dantec suite à une performance avec Richard PINHAS sur des textes de Gilles DELEUZE (Le Plan) et peu de temps après la sortie de son dernier roman "Babylon Babies" (Gallimard, La Noire).

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"Nous ne manquons pas de communication, au contraire nous en avons trop, nous manquons de création, nous manquons de résistance au présent" (réf. Deleuze et Guattari).
No comment... Qu'est ce que tu veux rajouter à ça? Oui, c'est la communication du vide marchand qui devient le processus ontologique de la condition humaine, après le problème est effectivement: qu'est ce qu'on fait avec ça, comment on s'en sort? Est ce que l'on peut faire de l'art avec ça? De toutes façons, même si on ne peut pas, dans ce cas là on s'arrête... S'il y a une possibilité, il faut arriver à faire de cela la plate-forme de base. Le cycle de la marchandise est en train de générer, sans doute, ses propres crises métaphysiques et c'est cela qui m'intéresse. A la limite, je suis complètement d'accord avec ce qu'ils disent, mais comment va t'on faire, à partir de cet état là, pour créer quelque chose?

Pour rebondir, puisque tu as aborder un peu le thème, peut on parler de Debord - La société du spectacle - Raoul Vanheigen?
Les situationnistes ont proposé une lecture d'une sorte d'état limite, on l'a bien vu dans les trente dernières années, il y a eu encore d'autres limites qui ont été reposées par ce même cycle de la marchandise. Même une civilisation comme celle là produit, peut être même sans le vouloir, des cataclysmes artistiques d'une certaine manière, peut être qu'il faut juste arriver à les décrypter. Tout est devenu opaque parce que tout est devenu égal. Toutes les formes de pensées, toutes les formes de créations même, ne sont même pas broyées mais débitées dans ce cycle. C'est difficile de produire une crête aujourd'hui, par exemple dans le cycle marchand du livre, ou celui de la musique. Tu vois à quelle vitesse un mouvement, assez original au départ, comme la techno, a engendré maintenant une situation où il n'y a pas un clip publicitaire sans techno. On voit bien que le cycle marchand avale tout aujourd'hui, ce sont quand même des situations un peu nouvelles. Même si tu engendres un acte créateur, le cycle marchand, tranquillement, sans même l'air d'y toucher, le recycle. Ce qui me fait peur en ce moment, c'est que je vois bien la pompe s'amorcer pour que je devienne un nouveau fétiche...

Une marchandise?
oui c'est clair.

Debord l'avait prévu en 1967, tout ce délire de la récupération lui était évident...
Cela dépasse même le stade de la récupération, on ne peut pas y échapper. C'est comme, pour le moment, une espèce de fatalité et moi je n'ai pas de solution dit honnêtement, sinon par l'exil, l'isolement. Ça ne reste plus que des solutions en négatif, mais ce n'est pas un constat d'échec, c'est un peu comme un jeu de stratégie tout cela. De temps en temps, il faut faire retraite pour pouvoir réavancer.

Cela se fait collectivement?
Le problème est que plus ça va, plus je vois bien que je me sépare des processus collectifs. Je m'en sépare parce que j'y suis obligé, parce que ce sont eux qui m'intéressent comme déterminismes sociaux. Il ne faut pas que je sois prisonnier de l'un d'eux, donc il faut que j'assume cette position.

Comment cela se fait il que ton dernier livre se soit retrouvé en "facing" à la FNAC?
Je n'ai pas le droit de le dire mais je prends ce droit: il faut admettre que c'est la machine Gallimard qui, d'un commun accord, lors d'une sorte de consensus qui à un moment donné s'établit, décide de mettre le paquet sur un auteur.

Tu sors de la Série Noire, tu rentres dans La Noire...
Oui il y a ce processus là, mais ceci est un peu indépendant en fait. Le vrai truc est: "Qu'est ce qu'on fait de ce livre?" Il faut savoir qu'il y a beaucoup de livres qui sortent tous les mois chez Gallimard, dans la Série Noire et dans La Noire (6 par mois pour La Noire et la Série Noire donc cela en fait 70 par an).

Que penses tu d'éditeurs comme l'Esprit Frappeur qui vendent leurs livres 10F; il ne s'agit pas du même niveau de "propagande" et le but est de répandre de manière massive des textes vraiment intéressants, écrits par des associations comme le CIRC.
Oui, on peut effectivement se considérer comme un grain de sable dans la machine. Ce qui compte, c'est ce que tu fais à l'intérieur du cycle marchand, et comment tu arrives à, si possible, en détourner le flux, ou le couper, un peu à la Deleuze.

N'y a t'il pas un peu de fierté à faire tout cela?
Si, je suis un homme un peu orgueilleux, il faut le reconnaître. C'est un petit peu l'orgueil du kamikaze...

Par rapport à tout ce que tu as dit depuis le début, les mots "marchand" ou "marchandise" revenaient très souvent, cela me fait penser à un album de Stiff Little Fingers où la pochette est un code barre (Nobody's Heroes, 1980) qui devient les barreaux d'une cellule de prison avec un homme derrière qui y est accrochés. Je me demandais si tu n'avais pas une troisième idée par rapport à ceci : "Lucide mais indigeste."
Oui il y a de ça. C'est comme un organisme qui se fait bouffer par un autre organisme. Le challenge est: est ce que tu peux te transformer en virus de l'organisme? Est ce que tu peux changer le programme, qui fait que l'organisme en question, du coup, devient autre chose? On en revient à la philosophie, qui pour moi est liée au fait de conserver, jusqu'au bout, un état de lucidité sur toi même. Et si tu arrives, en plus, à repérer des chemins possibles en nous, c'est pas mal. Même si on sait qu'on travaille jamais que sur des zones d'ombre inconnaissables, c'est bien d'en avoir au moins conscience.

Ça pousse à l'humilité ce que tu dis?
Oui bien sûr, mais la machine marchande te ramène tout de suite à ta petite dimension microscopique, tu n'as pas le contrôle effectif.

Jusqu'où va ta sincérité? Comment te situes tu par rapport à Deleuze et le texte que j'ai entendu tout à l'heure dans Schizotrope, texte qui ne parle pas que de "marchand" mais aussi de "Dieu" et "d'organe"? On a l'impression que c'est un texte dont l'optique est révolutionnaire, ésotérique.
Il s'agit d'un texte de Deleuze sur Nietsche. A mon avis, c'est le seul texte qui, réellement, rend un peu explicite la pensée de Nietsche qui est loin d'être monodimensionnelle.

Exactement, c'est un texte très profond, mais qui manquait presque de convictions, qui semblait dicté par rapport à l'intensité visionnaire du truc.
C'est possible...

J'ai trouvé ça plus dogmatique que lorsque tu entends la voix de l'auteur avec toute sa dimension spéciale. Alors que là, le fait de la voir retranscrite sur scène, il manque une dimension autre.
C'est la part de risque de l'incarnation...

Je voulais savoir comment tu te situais par rapport à ça?
Moi, je fais des textes de Deleuze ma propre interprétation, je peux pas les lire autrement que par moi même.

Par rapport à ça, pourquoi choisir un texte de Deleuze sur Nietsche, alors qu'il a écrit pleins de textes qui parlent d'autres choses.
On a essayé de couvrir, autant que possible, l'oeuvre de Deleuze. Il y a des textes tirés de l'Anti-Oedipe, des textes tirés du Plan ou du Nietsche.

C'est quand même Nietsche qui revient souvent...
Non non, le seul texte tiré du Nietsche, c'est le texte final sur la mort de dieu, c'est tout. C'est un texte qui explicite ce que Nietsche entendait par la mort de dieu, ça me paraît important aujourd'hui. C'est le texte conclusif, tout le reste ce sont des textes sur la schizophrénie, sur les concepts de machine organe. Je ne peux pas me définir par rapport à ça, rien que la définition d'écrivain, des fois... Ce n'est pas sûr, déjà, que je sois un écrivain, ce sont les générations futures qui en décideront.

Tu es en devenir écrivain?
Oui, il l'a bien dit, je suis dans le devenir écrivain.

J'ai même lu que tu étais dans la lignée des "cyber-polars"?
- Mais on s'en fout
Non, non, il ne faut pas s'en foutre! Moi je n'ai pas le droit de m'en foutre.

Que tu t'en foutes ou pas, ce n'est pas le problème, mais est ce que tu prends du recul par rapport à ça? Le cyberpolars ça ne t'intéresse pas?
Oui je m'en fous mais le recul est nécessaire, moi j'en arrive à des problématiques dans le rapport avec la machine médiatique, qui sont le préformatage des propres pensées des journalistes, puisqu'ils sont de toutes façons déjà préformatés, alors, évidemment, c'est même très difficile, pour autant que tu veuilles essayer de déformater leurs questions, c'est un processus qui leur échappe parce qu'ils retombent toujours sur leurs petites boîtes, leurs petits modules à questions dans lesquels ils veulent que tu rentres. Ils entendent déjà, à l'avance, la réponse. Or, le truc qui se passe le plus souvent, et cela je l'ai remarqué avec terreur, quand je vois des collègues écrivains que je connais un peu dans la vie, c'est qu'ils se transforment soudainement sur un plateau de télévision ; et ce sont des gens qui se considèrent trash-punk, ils ne "travaillent" plus, ils changent de formatage, ils essayent de vendre leur soupe. C'est un truc de pur orgueil chez moi, mais je ne peux pas le supporter.

Je pense que tu as envie d'être ta vraie nature, et si tu es en face de personnes qui veulent la transformer, pourquoi ne pas leur dire vraiment ce que tu as dire sans compromis?
Même, ça ne marche pas... même le scandale, le outing de l'acte outrageux... Est ce que toute production de son est musique, est ce que toute production verbale est littérature, est ce que toute production d'image est cinéma? Je n'en suis pas certain, je préfère me voir dans un état d'écrivain.

Ici tu as fait un spectacle à partir de textes de Deleuze, aujourd'hui tu écris, à la limite le fait qu'on dise que tu es écrivain ou pas, ce qui fait peur la dedans, c'est qu'il y ait des gens, un jour, qui puissent dire ce type là a été la réponse, une doctrine.
Le truc, ils font que nous en tant qu'artistes, on arrive à se définir comme des flux et plus comme des états. Passons aux choses sérieuses, ce n'est plus ces catégorisations le truc terrible c'est que les écrivains, et dans bien des cas les artistes, se trouvent correspondre aux portraits de la servitude volontaire: à partir du moment où t'es publié, et qu'on dit que tu es un écrivain de polar, boom soudainement, c'est presque devancé, c'est comme si les écrivains entendaient rentrer dans les cases du marketing de l'édition, de manière plus ou moins consciente mais, j'ai l'impression maintenant, de plus en plus de manière calculée.

En fait, c'est comme s'il fallait que tu rentres avec certains paramètres, pour produire les bonnes sorties
Je me suis servi d'une contingence particulière: les gens de la Série Noire m'ont fait confiance, m'ont dit "ça a l'air pas mal ce que tu fais, fais d'abord une sorte de série noire classique, mais en revanche fais ce que tu veux", je parle de la Sirène Rouge, c'était plutôt un acte sympathique, ils sentaient qu'il y avait une part de prise de risque, un peu de prudence aussi, chose que je peux admettre. Dès le deuxième, la prise de risques a été évidente. Mais, c'était plutôt correcte comme attitude. Mais du coup, on en a pas mal parlé ensemble, je leur ai dit que je ne me considérais pas comme un écrivain de polar. Ils m'ont dit mais "t'es quoi?"

Et tu as dit au hasard "cyber-polar"?
A l'époque je n'avais pas compris tout ça, un journaliste de province, à Chambéry, a fait un jeu de mot improvisé avec "neuro-polar" pour "néo-polar"

En référence à Jean Patrick Manchette?
C'était un peu une joke les gens pensent toujours que je suis un espèce de "Nerd" Ma situation devient complexe, je vois bien que même le virus devient à la mode.

Pourquoi as tu forcément besoin de te positionner?
Quand tu es dans la pression médiatique, les justifications sont constamment demandées.

Les pires virus (informatiques) sont ceux qui n'existent pas.
"Le mot est un virus, le mot possède l'unique caractéristique du virus, c'est un organisme sans aucune fonction interne autre que celle de sa propre production" (W. Burroughs)
Oui je me souviens de cet interview, ce sont des trucs qui marquent, je me souviens que Laurie Anderson avait repris ça

Oui, elle dit "langage is a virus from outerspace"
A partir du moment où tu sais qu'un virus est un morceau de code génétique, c'est simple. C'est uniquement un morceau d'ADN, en référence à ce que dit Deleuze sur les schémas d'évolution latéraux ou rétrogrades, je pense que tous les schémas évolutionnistes sont en train d'exploser, par exemple, un organisme comme l'être humain s'est progressivement agrégé autour d'une souche génétique de type Homo, mais on a certainement intégré pleins de choses, peut être des virus qui ont fini par réellement s'intégrer dans le génome, peut être des parties de codes génétiques d'autres animaux donc en fait on est vraiment plus du bricolage multi-identitaire. Après le langage est un virus, oui mais qu'est ce qu'on va pouvoir en faire et W. Burroughs, c'est clair c'est une bombe atomique dans un champ littéraire.

On pourra le mettre dans la prochaine interview: "les mecs comme Burroughs, ce sont des bombes atomiques dans un champ littéraire".
Non, vous ne pensez pas?

Pour en revenir aux virus, tout dépend du langage qu'on utilise le langage a un pouvoir un virus peut faire référence à une épidémie.
Oui mais ce qui est important, c'est qu'un virus est véhicule d'information

Quand tu parles de virus, on a l'impression que tu en parles comme si tu avais analysé ce qu'est un virus. On vit à une époque où peut être 90% des gens ne savent pas exactement ce qu'est un virus,  c'est une manière de communiquer un peu bizarre... Milosevich est un virus aussi aujourd'hui, une interprétation du mal
Attention, la distinction est trop facile entre bien et mal je crois à la banalité du mal, comme Hannah Harendt.

Il y a le virus lui même
Et l'organisme dans lequel il va s'intégrer. Le virus n'est pas bien ni mal, tout dépend de l'organisme dans lequel il s'intègre. Le traitement de l'information, c'est une des sphères du flot continu de l'économie. moi j'appelle ça l'état schizopherique terminal du capitalisme. C'est carrément la machine miraculente, il produit du miracle le capitalisme, il produit des chimères, il produit des clones, il va produire des nouveaux êtres artificiels, je pense l'on va vers la biodiversité.

Ce que tu es en train de dire soulève deux trucs. Primo on est dans un feu, et il y a des gens qui vont annoncer une espèce de fin pour une renaissance.
Non, c'est impossible.

Tout à fait. Il faut donc tout un tas de mouvances qui tendent à expliquer ça: on est dans un système où de nouvelles technologies vont arriver, arrivent même, et vont créer une espèce de mort d'un système, on arrive à une étape. On va passer à autre chose, ça ça me fait rire. Deuxièmement, parlons des êtres artificiels, comment veux tu essayer de modéliser un comportement cognitif, ça c'est le projet américain, il y a aussi le projet anglais "Global Catcher". Comment donc modéliser un système cognitif sans introduire le mal? l'interrogation à ce niveau là est primordiale, car dans la recherche, la tendance est de toujours minimiser l'erreur. La notion de chaos est essentielle, parce que si tu arrives à une modélisation de système cognitif qui est parfait, on arrive a un e machine de plus en plus humaine, mais c'est quoi l'homme? c'est un homme machine? un homme de plus en plus machine? non, l'homme c'est la chaos, la violence et tous les systèmes cognitifs que l'on est train de produire, je parle de la France notamment, c'est tendre à uniformiser l'homme, qu'en penses tu?
Je pense, que d'une manière générale, les scientifiques ne savent pas vraiment ce qu'ils produisent, mais ce n'est pas très important, ce n'est pas très grave. Si tu veux, ils reculent les limites métaphysiques sans même s'en rendre compte. Après leurs créations leur échapperont, c'est ça qui est intéressant dans la sciences, c'est pas très grave que leur métaphysique personnelle ne soit pas adaptée à leurs travaux, enfin si, ça peut avoir des incidences, mais malgré tout, il semblerait que la vie arrive toujours à les dépasser, y compris leurs découvertes qui sont des mécanismes opératoires sur la vie. Je crois vraiment au mythe de l'apprenti sorcier.

Tu crois que ce sont des fantasmes, quels qu'ils soient, qui servent à la recherche?
Ils ouvrent quand même des boites dans la réalité, ils ouvrent des "black box". Après ils s'y projettent.

Des "Pandora's Box"?
Oui des "Pandora's Box" si tu veux, c'est ça qui est intéressant, après c'est au artistes de faire des civilisations avec ça.

En fait, tu es optimiste, tu parles beaucoup de sciences mais aussi de métaphysique, en fait tu bosses sur les liens entre les deux?
Oui peut être bien, de toutes façons les machines cognitives qu'ils vont produire, elles trouveront rapidement leurs limites, et si ils se mettent réellement à se brancher sur la métaphysique, ils seront obligé de rejoindre Poppere ou De Wandernicht

Mais est ce que ce n'est pas nous qui sommes obligés de travailler beaucoup de notre coté, en contrepoids envers tout ça parce que c'est clair qu'il y a beaucoup de pouvoir dans tout ça. Si tu mets dans la balance d'un coté la technique, la science, la médecine, là où se situe le pouvoir et de l'autre coté tu trouves les gens comme Artaud et ses écrits visionnaires, qui dit que lui il est de l'autre coté de la balance et qu'il comprend en tant qu'"entité spirituelle", c'est vraiment très puissant, une espèce de force invisible qui est très fébrile parfois.
Oui, oui tout à fait, la science elle fait partie du processus, elle est même le dénouement du processus, les scientifiques ils ont le nez sur le guidon, mais ce n'est pas très important là aussi, a moins que tout le monde laisse tomber, qu'il n'y est pas d'investissement. c'est aussi possible ça, si on admet qu'il y a encore des gens qui ne veulent pas laisser tomber, biopolitique c'est la prochaine sphère dans laquelle il faut s'investir, j'ai essayé de montrer ça dans "Babylon Babies", les machines neuro-cognitives peuvent être, non pas "détournées" dans leur usage mais réellement trouvées leur plein usage au delà des limites normatives qui leur ont été données. On peut remettre de la métaphysique dans une machine, peut être qu'elles même au bout d'un moment vont se concevoir comme des êtres métaphysiques aboutis.

Ces machines, quand tu les crées, tu leur donnes un certain apprentissage, elles sont capables lors de tests de réagir elle même, mais j'ai plus un point de vue, si ce n'est pessimiste, du moins plus noir par rapport à tout ça.
Ca n'empêchera pas Attention, je ne crois pas à la fin de l'histoire

Oui, moi non plus!
La fin de l'histoire, c'est l'ultralibéralisme
Non, c'est un truc que tu retrouves aussi dans le marxisme, dans pleins d'idéologies qui pensait qu'à un moment donné, un ère messianique au sens

On va changer l'histoire?
On va même l'arrêter, on va rentrer dans une ère de paix, de liberté, de progrès

C'est Joel de Rosnay qui dit, le monde est beau, des nouvelles technologies sont là. La question que je voudrais te poser, c'est comment ne pas réintroduire du politique dans le quotidien des gens dans la vie, politique au sens grec du mot "polis" la vie de la cité?
Oui mais si tu veux, le problème c'est que même la notion de citoyen maintenant c'est quoi? C'est une notion nihiliste, c'est "l'homme sans qualité" de R. Musil, c'est une machine à voter le citoyen, et à consommer, ou peut on réinjecter du politique? A mon avis dans les formes d'art, et dans un jeu stratégique, avec les forces comme la science, des choses comme ça.

Tu parles souvent d'art, d'artiste. Comment définis tu l'art, les artistes?
C'est très difficile à, définir, sans user d'aphorismes un peu radicaux, mais on peut dire que l'art, c'est le moment où l'homme se retourne contre lui même, je vois l'art comme un processus négatif

Alors, un artiste c'est quoi?
Un artiste, c'est quelqu'un qui est capable de s'autodétruire suffisamment pour générer une ouvre d'art, donc son challenge comme dit Houellebecq, c'est de rester vivant, c'est à dire, déjà ne passe faire flinguer à l'âge de 18 ans, en une seule fois, et donc on peut voir l'art comme un théâtre d'opération. en fait au sens un peu stratégique et militaire c'est a dire il y a des enjeux, il y a une guerre qui se mènent entre des esthétiques, avec en plus le cycle de la marchandise qui j'allais dire fais son métier, de tourbillon

Est ce que ce n'est pas tout simplement un théâtre d'ombre?
C'est le plan platonicien, je ne sais pas si c'est vrai, des fois je me pose moi aussi la question, mais il ne semble pas. Deleuze dit un truc pas mal "l'ère dans laquelle on entre quand même, malgré tout, je pense qu'on entre malgré tout dans quelque chose, mais ceci dit, il n'est pas possible de le dater réellement"

C'est dire on y entre, on en sort?
Oui, voilà en fait, on n'arrête pas de se faire ça. Ce que je veux dire c'est que ce moment là, où les forces qui sont à l'intérieur de l'homme rejoignent celles qui sont à l'extérieur. Là quand même la science et les technologies nous permettent un véritable franchissement métaphysique, à partir du moment où l'on sait que l'on pourrait s'auto-manipuler génétiquement, pour guérir des maladies éventuelles, mais pourquoi pas pour changer soi même.

Je voulais te parler d'un projet lancé par British Telecom, "global catcher" (capteurs d'esprit), qui relate la fait suivant: l'implémentation de processeurs dans le cerveau humain pour améliorer les capacités de calcul de l'homme. Le responsable du projet tenait ce discours: "les systèmes les mieux adaptés supplanteront les autres" allusion au darwinisme social, l'homme est un prédateur...  Quelle est ta réaction?
Je pense qu'il y a une erreur de lecture de leur part, mais elle est intéressante; ils n'ont pas encore complètement compris que les sociétés sont effectivement des machines darwiniennes, sauf qu'elles se retournent contre le processus même du darwinisme. c'est a dire que les sociétés sont des machines à conserver, c'est leur nature, elles vont privilégier la moyenne, le moment ou une société devient civilisation c'est le moment ou un certain nombre d'individus, qui ne se connaissent pas obligatoirement, vont pouvoir créer et faire violence à cet ordre des choses, précisément. Eux ils pensent que ce sont les êtres humains les plus adaptés qui sont le plus aptes à survivre, moi j'ai plutôt tendance à penser que ce sont les moins bien adaptés qui seront, dans le future, les plus aptes à survivre, les moins bien adaptés selon le principe du Darwinisme tel qu'il existe encore aujourd'hui, ils n'ont pas encore intégrer les notions de paradoxe, ils n'ont pas encore intégrer le fait que l'homme, dans la nature, représente un phénomène négatif, qu'il y a un processus où la nature passe à un système critique, que l'homme est ce système critique de la nature, qu'il n' y a pas de finalité théologique dans l'homme, ce qui n'empêche pas l'homme de produire du sens puisque précisément il est une machine à produire du sens. C'est bien parce qu'il est là qu'il produit du sens, parce qu'il est une machine à produire du sens. Le truc qu'il me semble absolument évident, c'est qu'ils ont raison mais il faut inverser la proposition. Au demeurant, c'est une expérience passionnante.

Comment par rapport à ça expliques tu des expériences aussi traumatisante que Auchitz, Nagasaki ou Hiroshima?
Je fais une différence entre les deux, je devrais dire des hiérarchies. Auchwitz a une part d'inexplicable, en même temps, j'imagine que malheureusement on pourrait en venir à penser que la spécificité du génocide industriel juif par les nazis tient à ces détails que sont par exemple le fait que l'Allemagne et la Pologne avaient un réseau ferroviaire absolument génial, d'une cohérence et d'une densité importantes. Il n'y aurait certainement pas eu Auchwitz si d'une part il n' y avait pas eu le Zyclon B et si d'autre part il n' y avait pas eu les voies ferrées.

Je pense que ça ne tient pas qu'à cela, non plus... Tout à l'heure tu faisais référence à Hannah Harendt et je pense qu'effectivement elle a soulevé un vrai problème, celui de la conscience: Eichmann, un homme comme tout le monde.
Le problème, sans doute, est que Eichmann devait être un très bon acteur.

Uniquement à Nuremberg... et il n'était pas qu'un acteur mais un "acteur" (au sens de celui qui agit)
Oui à Nuremberg précisément, il a joué son rôle aussi de technicien, c'était déjà le rôle qu'il jouait vis à vis de sa famille certainement, et vis à vis du système. Mais d'après ce qu'on sait, c'est aussi quelqu'un qui pouvait exprimer une réelle brutalité dans ces moments, dans ces lieux où tout était permis, sauf que peu de témoins peuvent le relater. Son rôle dans la machine était celui d'un technicien mais tout le nazisme était basé là dessus, c'est a dire: comment faire de chaque individu un technicien, un petit bout de la chaîne des responsabilités. Ceci a été depuis longtemps bien décrypter, il n'y a plus grand chose à ajouter là dessus. Auchwitz reste momentanément un peu inexplicable, je pense que les générations futures auront un regard assez froid là dessus. Au XXième siècle, il y a des gens qui ont pu choisir de mener une campagne d'extermination systématique sur une population qui vivait sur leur sol, pour une grande partie, tout ceci résulte d'une simple combinaison d'un réseau ferroviaire et de quelques inventions techniques.

J'aimerais en revenir à ce qui se passe aujourd'hui au Kosovo. Qu'en penses tu?
C'est difficile de répondre à cette question. Je vois plusieurs niveaux de lecture à un phénomène comme celui-là, d'abord en premier lieu je vois la revanche d'une sorte de fatalité historique, Milosevich a ouvert une boîte de Pandore en prétendant qu'il était légitime que tout Serbe vivant en dehors de la Serbie, pouvait revendiquer une partie du territoire où il vivait; et que toute communauté serbe vivant en Croatie, en Bosnie, pouvait se détacher de cette entité là pour rejoindre d'une manière plus ou moins déguisée l'entité serbe. Et puis évidement les albanais peuvent revendiquer les mêmes choses, les Kosovars en particulier. Donc évidemment, il a commencé cette guerre pour et par le Kosovo, il va la terminer pour et par le Kosovo, il y a comme des espèces de fatalités, parfois dans l'histoire quand tu ouvres des boîtes, pour rester au pouvoir dans le simple but de rester au pouvoir. C'est comme une justice immanente.

Il nous reste encore une bande entière à retranscrire pour finir cette rencontre avac Maurice DANTEC. Ce sera fait "as soon as possible"...

En attendant vous pouvez retrouver Maurice DANTEC sur de multiples "noeuds" du réseau tels:

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06.02.2000