La
quatrième édition du festival AVATARIUM (18-24 novembre
2002) était consacrée au thème "CHAOSPHONIES",
largement "inspiré" par les travaux de Hakim Bey et plus
particulièrement par son livre "IMMEDIATISM" traduit
en français par "L'ART DU CHAOS". Nous avons donc décidé
d'aller à la rencontre de notre "inspiration". Une interview
téléphonique a donc été organisée dans
les locaux de RADIO DIO. Cette discussion a été retransmise
sur les ondes de RADIO DIO le 07 Mai 2003 (...)
Hakim
BEY aka Peter LAMBORN WILSON est un écrivain activiste américain,
également reconnu pour ses recherches sur les pirates. On lui doit,
entre autres, "TAZ - Zone Autonome Temporaire" (84), "Utopies
Pirates" (98), IMMEDIATISM (95), ...
Interview
préparé et réalisé par Agnes CREPET, Salim
ZOUARA et ARNAUD CODJO ZOHOU (St-Etienne), documentariste et écrivain
à qui l'on doit: "De l'oralité" (essai, 2002),
Histoires de Tasi Hangbé (recueil, 2002) et "Hangbé,
Reine oubliée" (film documentaire, 2002)
AZ:
"Nous sommes une association à Saint-etienne et nous avons
préparé un évènement autour du thème
du Chaos.
Connaissez vous la traduction française de votre livre "Immediatism"?
Il est sorti il y a quelques années sous le nom "L'art du
chaos" (Edition Nautilus). J'ai lu la version anglaise et je ne vois
pas le rapport entre les deux titres...
HB: Je ne le savais pas, je n'ai
pas reçu d'exemplaire. N'est il pas possible de dire "Immédiastisme"
en français. Cela ne veut il rien dire?
Immediatisme
peut vouloir dire beaucoup de choses. Ce n'est pas un mot français,
mais un néologisme qui ne peut avoir de sens. Je ne sais pas pourquoi
ils ne l'ont pas choisi
je ne sais pas cela remonte a loin. J'avais lu un livre de Science Fiction
quand j'étais très jeune. Il s'appellait "Agent of
Chaos" (Les pionniers du Chaos) de Norman Spinrad. Cela m'avait fait
réfléchir. Je ne me rappelle rien du livre si ce n'est le
titre et l'auteur. On oublie souvent la science fiction. Ce livre ne traitait
pas du chaos au sens scientifique. Cette référence n'est
venu que plus tard. Je ne savais rien de tout cela quand j'ai commencé
à écrire sur le chaos. Cet approfondisement correspondra
à d'autres rencontres comme R. Abraham (Professeur de Mathématiques
à l'Université de Californie)
Dans
tout votre travail, il n'y a pas de lien systématique, de thématique
à proprement dit sur le chaos ?
Non, c'est un thème que
j'ai abordé dans un livre, même s'il a structuré l'imagination
de beaucoup de gens. Je n'ai pas changé de façon de penser,
et contunue à croire qu'il y a beaucoup de choses de valeur dans
ce livre. Cela fait maintenant vingt ans...
Dans
"IMMEDIATISM", vous faites un lien entre Chaos et Eros
Exact, cela vient d'Hésiode,
le poète grec. Ils sont quatre: Eros, Chaos, le Terre et la Nuit.
La manière de penser traditionnelle etait que la réalité
commence par le chaos, et le désir lui donne forme. Et cette forme
devient la terre, dans les ténèbres, c'est à dire
avant la lumière, avant l'émergence de ce qu'on pourrait
appeler le "logos", la conscience rationnelle. Avant la conscience,
il y a une sorte de cosmologie, ou cosmogonie. Dans un morceau d'Heandel,
il y a une section sur la création où on retrouve au commencement
le chaos. j'aime beaucoup.
Vous
parlez de désir. Est-ce lié à la façon dont
vous utilisez la poésie dans vos écrits. Ils ne sont pas
rédigés comme des textes philosophiques. La forme est très
poétique.
Oui, il y a des années,
je parlais avec un ami de la philosophie, et nous nous confessions tous
les deux de notre difficulté à lire de la philosophie. Il
disait que s'il existait de la vérité en ce monde, ce serait
plutôt dans la poésie et non dans la philosophie. Je suis
d'accord avec ça. Je ne suis pas grand lecteur de philosophie.
J'aime lire des écrits théoriques, si je peux établir
une distinction entre philosophie et théorie. Bref, je lis Nietzsche
plus facilement que Kant...
Peut
être plus facile à lire mais pas vraiment à comprendre...
Je ne dis pas que je l'ai
compris. J'aime beaucoup aussi les théories françaises issues
des années 70. Par exemple, le situationnisme et le post-situationnisme.
Hegel, Kant, Kierkegaard, ... je ne rentre pas dans ces écritures...
Est-ce
important pour vous d'utiliser une forme poétique?
Oui, je dirais que la plus
grande influence sur moi furent les textes orientaux. Particulièrement
ceux de la Perse.
Heidegger
fait un lien entre poésie et technologie. Il dit que l'homme a
besoin des deux. Qu'en pensez-vous? Votre point de vue sur la technologie
dans Immediatism n'est pas très clair. Etes vous favorable ou non?
Comme je le dis souvent,
vous ne pouvez être contre la technologie ou la technique, prise
dans le sens du mot grec techné. Technologie, c'est autre chose,
comme le "logos" de la "techné", la conscience
rationnelle de la "techné". Comment définir l'homme
sinon comme l'animal qui possède une "techné".
Il y a toujours de la "techné" dans ce que nous appelons
aujourd'hui technologie. Mais si l'on parle spécifiquement de ce
"logos" de la "techné", qui est né au
XVIIIe siècle, c'est autre chose. La technologie a atteint une
suprématie sur tout, que rien ne peut contester. Donc, nous pouvons
dire que nous avons besoin de technologie et de poésie, voire d'attaquer
la technologie du point de vue de la poésie. Les mots grecs "poïesis"
et "techné" sont assez proches, très liés,
pas les termes poésie et technologie. Cela me pose un problème
de voir ce qu'est devenue la technologie depuis le XXe siècle et
ceci n'est pas analysé par les "mouvements de droite"
(problème de bandes, nous devons vérifier la traduction
exacte...) qui sont très pro-technologies, pour le progrès
et ne comprennent pas le désastre, la catastrophe que porte la
technologie. Nous devons donc repenser les idées radicales du XIXe
et du début du XXe, afin d'essayer de peut-être comprendre
à nouveau la relation entre poésie et technologie.
La
poésie est devenue rare dans notre monde et il serait temps de
réintroduire de la poésie dans la technologie?
Oui, je sais que c'est le
rève de beaucoup d'artistes, surtout ceux qui utilisent les dernières
technologies; je veux dire l'ordinateur et internet. J'ai des réserves
sur cela. Vous ne pouvez discuter d'automobile ou de télévision
sans parler du fait qu'ils affectent profondemment la vie humaine en général.
Ce n'est pas une question de contenu, mais de forme.
Pour moi, internet n'est qu'un "nouvel écran", un autre
aspect de la télévision. Bien sur il existe de bonnes choses,
mais rarement, seulement comme exceptions qui ne sont pas soutenues par
les grandes chaines, pas regardées par beaucoup de personnes et
ont peu d'influence... Internet est vite devenu le parfait miroir du capitalisme
global. Pas de frontière, l'argent et l'information circulent librement
fidèlement aux règles du capitalisme. De ce point de vue,
les artistes qui pensent utiliser ce nouveau média pour leur création
vont se trouver face à un paradoxe tragique. Il faut considérer
cela.
Vous
n'êtes pas de ceux qui soutiennent que la technologie pourrait apporter
une forme de liberté?
Je dois dire que d'un point
de vue historique, je ne suis pas convaincu. On se trouve devant quelque
chose de tragique au sens singulier de ce mot. Des hommes avec les meilleures
intentions, les plus héroïques et morales, se trouvent parfois
dans des situations qui se terminent tragiquement. Cela doit être
considéré dans cette atmosphère d'optimisme béat
pour la technologie. Ou est l'intelligence critique?
Peut-être
que la poésie est une forme de critique?
Il se peut qu'il y ait une
telle dialectique là. Je n'en suis pas sûr. Pour moi dans
la poésie, pas la "poiésis" pour être précis,
je ne vois pas d'engagement fort dans la dialectique de ce que nous désignons
comme technologie, oppression, globalisation, tout ce qui nous contraint.
J'aimerais qu'elle puisse faire mieux. Cela pose le problème de
l'écrit poétique.
Est-ce
que votre écriture s'apparente à un jeu, un travail ou une
nécessité? Qui lit vos livres si ce n'est "l'homme
occidental cultivé"?
Je suis heureux de pouvoir
dire que mon livre "TAZ - Zones Autonomes Temporaires" vient
juste d'être traduit en turc et en japonais, mais malheureusement
pas ailleurs en orient... J'aurais voulu qu'il soit traduit en perse et
en arabe. Généralement, quel que soit ce que j'écris,
ce sont de jeunes blancs qui lisent mes livres. Je ne sais si cela est
de ma faute? Mais, je reste étonné qu'un livre écrit
il y a vingt ans continue encore à être lu par de jeunes
gens. Il y a des personnes de seize ou dix-sept ans qui le lisent et le
trouvent moderne! Pour moi, il est déjà ancien...
De
moins en moins de gens lisent aujourd'hui. Faites vous des interventions
orales (conférences) afin de transmettre votre travail?
J'en faisait souvent dans les
annnées 90. J'ai un peu cessé maintenant. Je suis allé
en Europe deux ou trois fois par an durant quinze ans! Je dois dire que
je me sens physiquement épuisé par cela. Certes, dans un
sens, je crois à la nécessité de l'oralité.
Mais, d'un autre côté, je ne voudrais pas devenir le type
"comédien mal payé". Donc, maintenant, je me concentre
sur l'écriture.
Comment
appliquez vous dans le quotidien, les intuitions développées
dans votre travail? Je veux dire "l'immédiatisme" et
les petits groupes d'action dont vous parlez?.
Spécialement dans
ce livre, j'essaie de donner des idées d'expérimentations.
Je sais que certains ont essayé d'appliquer ces idées et
ont eu plaisir à le faire. Je peux au moins revendiquer cela. Ce
qui serait interessant pour moi, serait un mouvement artistique, loin
de la technologie dure, dans une forme immédiate, proche d'une
présence physique, d'une performance live, d'un travail collectif
et surtout un travail sans public. Ce dernier point est très important!
Avez
vous entendu parler de résultats, si l'on peut parler ainsi, venant
de groupe qui expérimente les idées que vous formulez?
Oui, j'ai quelques retours
de temps en temps. Sans vouloir être prétentieux, ce livre
est passé de mains en mains, d'endroits en endroits.
Chaque année, depuis quinze ans, il y a un festival alternatif
dans le désert du Nevada: Le Burning Man Festival. Ils contruisent
un immense personnage assez horrible et l'enflamment. Cet évènement
est complètement "non-officiel", non supporté
par les compagnies ni reconnu par les gouvernants. Pourtant, chaque année,
des hordes de gens "barrés" se rendent dans le désert
pour ce festival. Certaines personnes qui ont crée cet évènement
ont été influencées par mon livre. Il existe donc
certaines influences indirectes...
Continuez-vous
à penser qu'une autre façon de vivre est possible?
Je l'espère et j'estime
qu'il est indispensable d'essayer. Je suis préoccupé par
le fait que beaucoup de jeunes personnes créatives et intelligentes
semblent capituler. Ils se plaignent de la globalisation, mais dans leur
vie, ils ne font rien. Je parle des Etats Unis bien sur. Tant de gens
entourés de gadgets, de machines, ... et qui se plaignent d'être
aliénés. ce n'est pas logique...
Ce
n'est pas si différent en Europe...
J'aimerais vous poser une question sur la transmission. Dans "IMMEDIATISM",
vous ne semblez pas préoccupé par la question de la
transmission mais plutôt par celle du moment?
Vous parlez de la transmission
entre le passé et moi ou moi et le futur?
Les
deux, mais plus généralement la transmission entre les gens,
les générations, entre un parent et un enfant, entre un
écrivain et son lecteur, la transmission d'une connaissance. Vous
semblez être plus préoccupé par le moment. Et, cette
idée d'eternel présent semble être très américaine.
Peut être. Dans "IMMEDIATISM",
j'essaie d'être pratique et donne des idées à expérimenter.
Je ne dis rien des références. Cependant, si vous regardez
mon livre "TAZ", vous verrez que bien des figures du passé
sont obsessionnelles. Croyez moi, je ne revendiquerais pas le fait d'être
américain dans ce sens. Je crois aux ancêtres. Je crois aux
origines et aux ancêtres!
C'est
très important en effet. Cela dépend quoi qu'il en soit
de la manière de prendre le mot "moment". Cela peut être
dans un sens plus oriental, l'instant, ou plus occidental, l'eternel présent.
Je crois voir ce que vous
voulez dire et je souhaite l'avoir utilisé dans un sens plus oriental.
mais évidemment je ne peux échapper à ce que je suis...
C'est vrai! A côté de cette question, j'aurais voulu
aborder le thème du mystère. Car vous êtes quelqu'un
d'assez secret. Vous n'aimez pas beaucoup apparaître. Dans quel
sens le mystère vous aide t'il à maintenir votre personnalité
et propager votre propos.
Dans un sens, c'est stratégique!
J'ai toujours pensé que ce qui était entouré de mystère
était plus attirant, plus désirable. C'est aussi une position
personnelle, car j'apprécie peu la publicité, la célébrité
ou la gloire: qu'importe! A un niveau plus philosophique, dans un temps
ou l'on est si obsédé par la transparence totale de l'information
et l'universelle extase de la communication, une part sombre peut être
très sensuelle: une part de ténèbres, des trous noirs,
des secrets, des monastères cachés, ...
Nous
devons revendiquer un côté sombre, une part d'ombre. Ce droit
au mystère n'est il pas en contradiction avec une culture populaire?
Pas nécessairement,
non, car la vie quotidienne est le plus grand mystère pour chacun.
C'est certainement en contradiction avec une culture populaire entendue
comme une culture commerciale tournée vers le trop de lumière,
sans ombre. C'est une pensée qui vient aussi de penseurs francais
comme Lefevre ou Debord: la vie quotidienne est le lieu de la résistance
secrète.
Je
suis très sensible à votre idée de société
secrète. Je fais des films en Afrique, au Bénin, où
il existe encore de nombreuses initiations à des sociétés
secrètes. Et, les personnes qui y participent appartiennent en
particulier aux couches les moins favorisées de la population.
Cela tendrait à montrer que ces sociétés, loin d'être
des cercles élitistes, seraient en fait aussi pour ceux qui n'ont
rien.
Spécifiquement pour
ceux qui n'ont rien. Cela à toujours été ainsi, si
on remonte à l'Age de Pierre ou aux sociétés tribales.
Aujourd'hui, les sociétés secrètes préservent
les coutumes non hiératiques de ces sociétes. Les sociétés
secrètes ne disparaissent pas avec l'apparition de l'Etat. Elles
jouent un rôle différent. Au lieu d'être représentatives
d'une société non hiératique, elles deviennent les
envahisseurs, les critiques des sociétes hiératiques, de
l'Etat et de son organisation en classes. J'ai écrit des choses
là-dessus dans mon travail sur les chinois "Tongs" et
leur façon de résister. L'imagination, au coeur de cette
résistance est passée par cette forme de société
secrète. Je pourrais mentionner le travail de Georges BATAILLE
ou de Roger CAILLOIS sur ces sujets. Ils m'ont influencé.
Ainsi,
le mystère peut être un pouvoir et même une autre manière
de résister?
Je le pense aussi. Même
s'il existe d'autres moyens...
Cela
se passe ainsi en Afrique où je vais souvent
En effet. Vous pouvez trouver
en Afrique des sociétés secrètes encore très
vivantes et très actives. Certaines dans un but négatif
et pour le pouvoir mais d'autres pour aider les gens, ou un étrange
mélange des deux...
C'est
souvent les deux. Mais si vous rencontrez les bonnes personnes, elles
savent pourquoi elles perpétuent leurs traditions. Y a t'il possibilité
de trouver aux Etats Unis de tels groupes de gens, qui essaient de résister
à travers cette manière de vivre?
Je lisais aujourd'hui la
revue du groupe "Earth First Group", une formation radicale
d'écologistes et d'activistes dont certains forment une organisation
secrète appelé "Earth Liberation Front". Je lisais
cela aujourd'hui et votre question me les a rappelé. Ils communiquent
par internet mais seulement avec un système de cryptage. Ils ont
réalisé des actions de sabotage, comme bruler des laboratoires
consacrés aux animaux ou aux modifications génétiques.
Ils ont beaucoup de problèmes et sont accusés de terrorisme.
Donc, cette tradition continue à exister. Et, c'est pour moi la
même tradition, même si la transmission est cassée.
Car les gens font le rapprochement au travers de leur imagination.
Peut
être que cela risque de devenir important dans le siècle
en cours: un retour à cette manière de vivre en petits groupes?
Je pense que cela est possible,
car c'est la seule manière de s'organiser contre "la bête"
qui a toujours tenter d'éradiquer les groupes et sociétés
secrètes. Margaret TATCHER disait: "il n'y a rien de tel que
l'on nomme société!!" Le but du globalisme est d'éliminer
"la société" à tous les niveaux et la remplacer
par une relation directe entre le consommateur et le producteur.
Vous
restez optimiste en un sens?
Comme je l'ai dit: entièrement
pessimiste
Comment
concevez vous votre image de leader de la contre culture?
J'essaie de décourager
cela. Voici le problème: vous écrivez un livre qui dit que
chacun doit créer sa propre liberté et, soudain, vous devenez
un leader!!! Ca ne peut pas marcher.
C'est
le problème de vouloir éditer
Oui, c'est le problème
d'être créatif dans une société tournée
vers la consommation. Et d'un coup, les idées sur les moyens de
résister deviennent une commodité parmi les commodités.
Quand je suis traité comme cela, j'ai l'impression d'être
à la télévision. Cela m'est difficile. La meilleure
chose que quelqu'un puisse faire serait de brûler mon livre!
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