Le debat sur l'évolution du droit de la propriété
intellectuelle dans le contexte de la "société de l'information"
possède une dimension politique. Tirant argument de la "révolution
multimédia", certains groupes d'intérêts se sont
en effet mobilisés pour demander et obtenir une révision
du droit de la propriété intellectuelle allant dans le sens
de son renforcement. En fait, derrière l'évolution actuelle,
se profile un remodelage des rapports de force entre Etats (exportateurs
ou importateurs nets de productions intellectuelles), et entre groupes
sociaux aux intérêts divergents (actionnaires d'entreprises,
enseignants, éducateurs, chercheurs scientifiques, utilisateurs
finaux). C'est pourquoi une réflexion sur la notion "d'intérêt
général" est aujourd'hui plus que jamais nécessaire
dans le contexte de l'évolution du droit de la propriété
intellectuelle, sous peine de laisser s'imposer seulement les intérêts
particuliers les plus dominants. La plupart des innovations et des inventions
s'appuient sur des idées qui font partie du bien commun de l'humanité.
Il est donc anormal de réduire l'accès aux informations
et aux connaissances constituant ce bien commun par l'effet d'un droit
trop anxieux de protéger des intérêts particuliers.
La présence
d'un "domaine public" mondial de l'information et de la connaissance
est un aspect important de la défense de l'intérêt général.
Le "marché" tire d'ailleurs avantage des "biens publics
mondiaux" actuellement disponibles, comme les connaissances appartenant
au domaine public, ou les informations ou les recherches financées par
des fonds publics. Mais il n'entre pas dans les fonctions du marché de
contribuer directement à la promotion et à la défense de
ce même domaine public mondial. En revanche les organisations internationales
sont bien placées pour ce faire, pourvu qu'elles disposent du soutien
effectif de leurs Etats membres.
La "révolution multimédia" a servi de détonateur
et de prétexte pour lancer un cycle général de révision
du droit de la propriété intellectuelle. Les Directives européennes
sur les bases de données ou sur la protection des programmes informatiques,
les deux traités de l'OMPI adoptés en
1996 (Traité de l'OMPI sur les interprétations et exécutions
et les phonogrammes, et Traité de l'OMPI sur le droit d'auteur), le Digital Millenium Copyright Act ou le Sonny Bonno Copyright Term Extension Act adoptés en octobre 1998 aux Etats-Unis,
l'Accord sur les ADPIC
(Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle
qui touchent au commerce, objet de l'Annexe 1C de l'Accord instituant l'Organisation
mondiale du commerce - en anglais "TRIPs"), témoignent d'une
forte activité juridique axée sur l'adaptation du droit aux nouvelles
réalités technologiques. Le numérique, Internet ou le virtuel
constituent en effet autant de révolutions techniques aux répercussions
directes sur les questions de propriété intellectuelle.
Le numérique est devenu une lingua franca, permettant de superposer et
de mêler indistinctement de nombreuses couches de création, multipliant
les nouvelles formes d'œuvres collectives ou de collaboration, ramifiant sans
cesse les possibilités créatives, ouvrant la porte à des
formes de revendication inédites en matière de propriété
intellectuelle. Par ailleurs, le caractère supra-national et "dérégulé"
du réseau Internet souligne parfois de manière radicale la contradiction
entre divers droits nationaux, pouvant être directement incompatibles
et pose la question de l'émergence d'un droit international dépassant
les contradictions régionales (ex: "copyright" vs. droit d'auteur,
création d'un droit "sui generis" sur les bases de données
en Europe vs. l'absence de consensus à ce sujet lors de la conférence
diplomatique de l'OMPI
de décembre 1996). Le caractère transparent, ouvert, interactif,
d'Internet soulève enfin des problèmes nouveaux: quel est le statut
juridique des hyper-liens, peut-on revendiquer la propriété intellectuelle
de traces de "navigation" sur le web mondial, ou encores de "commentaires
interactifs" sur des pages web? Les propriétés spécifiques
des mondes "virtuels" (réalité virtuelle, réalité
augmentée, simulations numériques, ...) ne recouvrent pas nécessairement
celles du monde réel. Les notions d'acteurs virtuels ou de vie artificielle,
les vraies-fausses images, les réalités truquées,
les navigations virtuelles, les "paysages de données", les
interactions de toutes sortes entre réel et virtuel, ouvrent autant de
pistes nouvelles. Que devient la notion de "chose", de "lieu"
ou de "personne" dans le virtuel? Qu'est-ce qu'un "auteur"
peut exactement revendiquer comme apport propre dans l'univers dématérialisé,
collectivisé, strié en permanence de réappropriations,
d'interactions sociales, d'emprunts et de citations, de piratages et de contributions
gratuites? La nouvelle économie du virtuel possède des ressorts
profonds différents de l'économie industrielle classique. Cette
"économie de l'attention" et des "rendements croissants",
entre bulle spéculative et casino, semble ne tenir sa "valeur"
que d'un consensus collectif, aussi prompt à se constituer qu'à
se dissoudre, ne se nourrissant que de sa propre rumeur. La révolution
du multimédia et d'Internet, du numérique et du virtuel constitue
à n'en pas douter un choc important pour nos manières de penser
et de voir le monde. Une chose est sûre, c'est que les règles du
jeu sont en train de changer, que les rapports de force évoluent vite,
sans que toutes les conséquences à long terme de leurs traductions
en forme juridique soient toujours bien comprises.
Notre thèse principale
dans cet article est que certains rapports de force économiques et politiques
déterminent effectivement l'évolution actuelle du droit de la
propriété intellectuelle, mais ne la surdéterminent pas
nécessairement. Autrement dit, si l'opinion publique mondiale était
réellement informée des conséquences à long terme
des lois qui sont aujourd'hui adoptées, il est loin d'être évident
que le consensus politique actuel (en Europe, aux Etats-Unis par exemple) pourrait
persister. Si une majorité de membres du Congrès américain
a effectivement voté le Sonny Bonno Copyright Term Extension Act en octobre
1998 allongeant jusqu'à 95 ans la durée de protection des œuvres,
et diminuant d'autant, sans contrepartie, la part dévolue au domaine
public, on peut faire l'hypothèse qu'ils ont ainsi traduit l'influence
de certains lobbies. Mais on peut aussi supputer que ce vote favorable à
certains intérêts précis n'a été possible
que parce qu'une large partie du peuple américain, au nom de qui s'est
fait cet arbitrage politique, n'a pas compris ou eu vent de ce qui se tramait.
Le droit de la propriété
intellectuelle évolue, mais cette évolution se fait-elle toujours
dans le sens de l'intérêt général? Pourquoi observe-t-on
une expansion continue (quantitative et qualitative) et un "durcissement"
du droit de la propriété intellectuelle? Ce durcissement ou ce
"renforcement" de la propriété intellectuelle ne risque-t-il
pas de se retourner contre l'intérêt de tous et d'être contre-productif
à long terme? A qui profite en priorité cette évolution
du droit? Ne constate-t-on pas une division croissante entre nations exportatrices
de biens et services couverts par la propriété intellectuelle
et pays en développement qui ont objectivement intérêt à
refuser un renforcement des lois sur la propriété intellectuelle?
Peut-on éviter la confrontation brutale d'égoïsmes nationaux
et de rapports de force mondiaux? Peut-on mettre en avant la notion d'intérêt
général mondial, qui permettrait une adaptation de la propriété
intellectuelle aux exigences du développement humain, et du "progrès
des sciences et des arts" plutôt que de simplement répondre
aux intérêts du "marché"?
Pour pouvoir fonder en
raison l'intérêt général en matière de propriété
intellectuelle, il nous faut brièvement revenir sur les fondements philosophiques
de la propriété intellectuelle. Quelle est la finalité
recherchée? Il s'agit avant tout de protéger l'intérêt
général en assurant la diffusion universelle des connaissances
et des inventions, en échange d'une protection consentie par la collectivité
aux auteurs pour une période limitée.
Il faut revenir aux intuitions premières. Il est plus avantageux
pour l'humanité de faire circuler librement les idées et
les connaissances que de limiter cette circulation. Aristote affirme dans
la Poétique que l'homme est l'animal mimétique par excellence.
Pour lui la mimésis , l'imitation, la copie, est une activité
créatrice de "modèles". Les Lumières reprirent
cette idée. Pour Condillac, "les hommes ne finissent par être
si différents, que parce qu'ils ont commencé par être
copistes et qu'ils continuent de l'être" et pour le philosophe
Alain, "copier est une action qui fait penser". La copie ajoute
en effet une aura à la chose copiée. C'est bien ce que l'on
observe aujourd'hui avec le gain d'"image" obtenue par la libre
copie de logiciels "ouverts"...
Mais il y a un autre aspect: une protection trop forte de la propriété
intellectuelle peut ébranler un pilier du fonctionnement du marché:
la notion de "libre concurrence". Le décret d'Allarde et Le
Chapelier des 2 et 17 mars 1791 exprime le principe de la liberté du
commerce et de l'industrie, et donc le principe de la liberté de faire
concurrence, qui implique par définition la possibilité d'offrir
sur le marché le même produit qu'autrui et donc la liberté
de la copie. Enfin il y a aussi la question des droits fondamentaux de l'homme,
comme l'accès à l'information et la liberté d'expression,
qui doivent être confrontés à la notion exclusive de propriété
intellectuelle sur l'information. Aux Etats-Unis, la notion d'accès public
à l'information remonte aux pères fondateurs et en particulier
à Thomas Jefferson, promoteur du concept de "bibliothèque
publique" et de la doctrine du "fair use" permettant l'usage
éducatif et les citations à des fins académiques de textes
protégés. Thomas Jefferson écrivait: "les inventions
ne peuvent pas, par nature, être sujettes à la propriété."
Cette intuition philosophique fondamentale a d'ailleurs guidé le législateur.
Si la société consent à reconnaître un droit de propriété
intellectuelle à l'inventeur d'un procédé, c'est pour en
éviter la perte ou l'oubli, pour en faciliter la description publique,
et pour en autoriser après une période de protection limitée
la libre copie (encourageant de ce fait la concurrence). Si l'on cherche
à protéger l'auteur, c'est d'une part pour lui assurer un revenu
lui permettant de continuer son œuvre créatrice (avant sa mort), d'autre
part pour éviter que sa pensée ne soit distordue, manipulée
(notion de droit moral, valable avant et après la mort de l'auteur).
Mais la création d'un monopole sur l'exploitation des œuvres jusqu'à
95 ans après sa mort (comme dans le cas américain) n'est pas en
soi de nature à favoriser la création. Elle aurait plutôt
tendance à inciter les éditeurs à vivre sur leur catalogue
d'auteurs reconnus, plutôt que d'encourager la recherche de nouveaux talents.
Qu'est-ce que la société
cherche à faire en mettant tout un arsenal juridique et répressif,
payé par le contribuable, au service de la protection des droits de la
propriété intellectuelle de quelques ayants droit? Sa véritable
finalité est d'encourager l'augmentation des connaissances et des inventions
utiles à l'humanité. Ce qui est en jeu c'est d'encourager la création
et d'éviter qu'elle se perde, et non pas seulement de protéger
des ayants droit. Si la société concède à l'inventeur
une certaine protection, pour une certaine durée -limitée-, c'est
en échange de contreparties expresses, conçues dans "l'intérêt
supérieur de l'humanité", comme le fait que l'invention doive
retomber dans le domaine public, ou bien qu'elle soit précisément
décrite et publiée ouvertement, pouvant alors au bout d'une certaine
période être appropriée par tous. Notons que le droit
exclusif concédé à un ayant droit en matière de
propriété intellectuelle s'apparente à un monopole. C'est
la voie choisie pour "rétribuer" l'inventeur, et lui permettre
de réaliser un profit. Mais il faut aussi souligner que l'idée
même de "monopole" est contraire à l'idéologie
du "libre marché". L'existence de puissantes lois anti-trust
(cf. le procès Microsoft intenté par le gouvernement fédéral
américain) montre bien que le monopole est considéré comme
un obstacle à la libre concurrence parce qu'il se traduit inévitablement
par une inefficacité du point de vue du fonctionnement même du
marché. Il y a donc là une véritable contradiction
entre deux tendances du marché: la volonté de dérégulation
et de "concurrence loyale" d'une part, et la tendance à la
création d'oligopoles et de monopoles d'autre part, du fait même
du libre jeu de la concurrence. Cette situation peut s'observer tant au
niveau national qu'au niveau international. Il est banal d'observer que les
Etats-Unis sont devenus aujourd'hui la seule super-puissance dans le domaine
des technologies de l'information, ce qui leur confère un "monopole
mondial" sur plusieurs aspects clés (infrastructure de télécommunications,
centres de routages d'Internet, logiciels, ...). On pourrait être tenté
de réfléchir dès lors à la possibilité (toute
théorique bien entendu) de fonder une application mondiale de la loi
anti-trust à l'existence de ces monopoles américains par la communauté
des Nations. Si un gouvernement mondial existait, il n'aurait pas de mal à
faire appliquer mondialement une loi anti-trust que le pays le plus libéral
qui soit n'hésite pas à mettre aujourd'hui en œuvre à l'intérieur
de ses propres frontières... Nous en sommes encore loin, évidemment,
mais ce détour nous permet de poser la question de l'intérêt
général mondial dans l'évolution du droit, en particulier
en tant qu'elle favorise ou non le principe de la "concurrence loyale"
exigé par le marché. La propriété intellectuelle,
on l'a dit, revient à conférer un monopole légal sur l'usage
de certaines informations ou connaissances. Est-ce vraiment la meilleure manière
de rétribuer "équitablement" la propriété
intellectuelle? Ne devrait-on pas réfléchir à d'autres
façons d'assurer à la fois une "juste rétribution"
de l'inventeur, et de garantir une "libre concurrence" comme le veut
le marché ?
Bien plus que d'ordre technique
ou juridique, le débat sur l'évolution du droit de la propriété
intellectuelle dans le contexte de la "société de l'information"
est en réalité profondément politique. Tirant argument
des considérables développements techniques de la "révolution
multimédia", certains groupes d'intérêts se sont en
effet mobilisés pour demander et obtenir une révision du droit
de la propriété intellectuelle allant systématiquement
dans le sens de son renforcement. Par exemple, ont été récemment
obtenus une extension de la durée de protection des œuvres, la création
de nouveaux droits de propriété intellectuelle dits sui generis,
la possibilité de protection d'activités non inventives (bases
de données), la limitation des exceptions légales comme le "fair
use", la remise en cause d'avantages acquis aux utilisateurs comme dans
le cas des bibliothèques publiques du fait de l'apparition du numérique,
la brevetabilité des logiciels (jusqu'alors refusée en Europe)...
Mais ce faisant, et par une conséquence directe, ce sont des équilibres
anciens entre ayants droit et utilisateurs qui se trouvent remis en cause, sans
qu'un réel débat démocratique ait pu avoir lieu sur le
fondement même de ces équilibres. Sous couvert d'aménagements
juridiques, proposés pour tenir compte de l'avancée des technologies,
c'est en réalité une refondation complète des rapports
de force entre ayants droit et utilisateurs qui se profile. En fait, derrière
l'évolution actuelle, se profile un remodelage profond des rapports de
force entre Etats (exportateurs nets ou importateurs nets de propriétés
intellectuelles), et entre groupes sociaux aux intérêts divergents
(actionnaires d'entreprises, enseignants, éducateurs, chercheurs scientifiques,
utilisateurs finaux). Les débats lors de la conférence diplomatique
de l'OMPI en décembre 1996 à Genève, ou l'orientation politique
assez différente des deux projets de lois récemment adoptés
par le Congrès américain pour soumission au Sénat (le "Collection
of Information Anti-Piracy Act" et le "Consumer and Investor Access
to Information Act") montrent l'ambivalence politique de l'évolution
juridique actuelle. De plus cette évolution du cadre juridique de la
société mondiale de l'information semble s'opérer sans
que le citoyen de base soit toujours bien conscient de ce qui se joue. Le débat
est confisqué par ceux qui ont un intérêt spécifique
à faire évoluer le droit dans leur sens. Une réflexion
sur l'intérêt général est aujourd'hui plus que jamais
nécessaire, sous peine de laisser s'imposer seulement les intérêts
particuliers les plus dominants. Le rôle d'organisations internationales
comme l'UNESCO est d'aider à
faire émerger la notion d'intérêt général
mondial, et de montrer que l'évolution du droit de la propriété
intellectuelle est avant tout symptomatique d'un choix politique de société,
que ce choix soit fait de manière explicite et déterminée,
par ceux qui savent que l'évolution actuelle correspondra à leurs
intérêts bien compris, ou bien que ce choix soit fait de manière
implicite, in absentia pourrait-on dire, par ceux qui n'ont pas eu le loisir
ou l'occasion de mesurer toutes les conséquences de cette évolution,
du point de vue de la justice sociale. Bien que certains théoriciens
comme Friedrich Hayek considèrent la "justice sociale" comme
une "inepte incantation", une "superstition quasi religieuse",
il nous paraît clairement que les fondements mêmes d'un droit aussi
important que celui de la propriété intellectuelle au sein de
la société mondiale de l'information ne peuvent pas s'analyser
sans une réflexion sur la "justice sociale", et même
sur ce que l'on pourrait appeler "la justice sociale mondiale". Une
société humaine, transnationale, émerge lentement des processus
de mondialisation. Parallèlement, des forces économiques et politiques
sont actuellement en train de concocter un droit nouveau, dont on peut se demander
s'il correspond effectivement à l'intérêt supérieur
de l'humanité, ou s'il ne fait que se mettre au service des déjà
forts. Ce débat n'est pas théorique. Il est politique. Quand
l'Afrique du Sud est sur le point d'autoriser la fabrication de médicaments
contre le SIDA par des firmes pharmaceutiques sud-africaines, bien que des brevets
soient détenus par des compagnies américaines ou européennes,
un nouveau type de rapport de force se constitue. Dans un monde dans lequel
la science reste une prérogative de pays riches pendant que les pauvres
continuent de mourir, nul doute que les raffinements de la propriété
intellectuelle risquent de paraître moins convainquants que les réalités
sociales. Comme l'écrivait récemment Jeffrey Sachs, Directeur
du Centre de développement international et professeur de commerce international
à l'université de Harvard: "Just as knowledge is becoming
the undisputed centrepiece of global prosperity (and lack of it, the core of
human impoverishment), the global regime on intellectual property rights requires
a new look. The United States prevailed upon the world to toughen patent codes
and cut down on intellectual piracy. But now transnational corporations and
rich country institutions are patenting everything from the human genome to
rainforest biodiversity. The poor will be ripped off unless some sense and equity
are introduced into this runaway process. Moreover the system of intellectual
property rights must balance the need to provide incentives for innovation against
the need of poor countries to get the results of innovation. The current struggle
over AIDS medicine in South Africa is but an early warning shot in a much larger
struggle over access to the fruits of human knowledge."
Nous avons grand
besoin de réfléchir collectivement au financement des "biens
publics mondiaux" sans l'existence desquels l'humanité se
réduirait à une myriade d'intérêts catégoriels.
La notion de "domaine public" appartient certes au vocabulaire
de la propriété intellectuelle, mais il est urgent de la
revitaliser, de la renforcer et de la protéger contre la voracité
des intérêts particuliers. Un bon exemple, classique, est
celui des données brutes et des "faits" censés
appartenir au domaine public. Les opérateurs privés cherchent
à étendre leur domaine d'appropriation de l'information.
Ainsi, il y a peu, le New York Stock Exchange facturait un cent l'accès
en ligne à une cotation boursière. Le tarif vient d'être
réduit à 0,75 cent la cotation. La firme Charles Schwab
dit qu'elle reverse de ce fait 20 millions de dollars par an au New York
Stock Exchange. La "Securities Industry Association" annonce
que les bourses américaines (NYSE, NASDAQ,...) a reçu ainsi
plus de 413 millions de dollars en 1998 du fait de la vente de ces données.
Les dirigeants du New York Stock Exchange disent qu'ils sont dans leur
droit: ils revendent simplement une information (les cotations boursières)
qu'ils ont contribué à créer. Absurde, répondent
Schwab et les autres courtiers. L'information en question est publique,
les cotations sont des "faits" bruts. Cette information appartient
donc à tout le monde. Personne ne doit pouvoir se l'approprier.
Ils ne refusent pas de payer une redevance d'usage pour le service offert.
Mais il n'est pas question de reconnaître le moindre droit de propriété
intellectuelle. C'est pourtant ce qui est en train de se préparer
craignent des firmes comme Bloomberg. Ils craignent aussi d'avoir, dès
lors, à payer pour avoir accès à l'historique des
cotations.
La question
de la propriété des données brutes et des faits est désormais
un nouvel enjeu de la bataille pour l'élargissement de la propriété
intellectuelle. Ceci est particulièrement préoccupant à
un moment où l'Etat se "désengage", et sous-traite beaucoup
de ses bases de données à l'industrie privée pour les gérer.
Les informations contenues dans ces bases appartiennent de plein droit au domaine
public. L'Etat ayant le monopole de la collecte de ces informations publiques,
il ne saurait s'en désintéresser sans préjudice pour le
citoyen. Les sous-traitants privés qui gèrent ces bases de données
publiques ne devraient pas devenir de ce fait "propriétaires"
des données elles-mêmes, ou ce qui revient au même, du droit
exclusif d'en disposer. De plus, ce type de disposition peut avoir des conséquences
plus graves encore, en empêchant que soient librement accessibles des
informations publiques "sensibles" que l'Etat aurait intérêt
à garder cachées évitant ainsi la pression de lois comme
le Freedom of Information Act aux Etats-Unis.
Le renforcement du domaine
public mondial de l'information et des connaissances (données élémentaires,
faits, idées, algorithmes, méthodes, connaissances développées
grâce à des financements publics) nous paraît être
un thème prioritaire pour tous ceux qui cherchent des moyens concrets
de réduire l'écart entre riches et pauvres. Il faut d'ailleurs
souligner, avec Pollaud-Dulian, que "la notion de domaine public est consubstantielle
à la propriété industrielle et artistique: seuls certains
objets, parce qu'ils sont originaux ou nouveaux, peuvent être appropriés,
ce qui laisse dans le domaine public un vaste champ d'éléments
non protégés qui sont nécessaires aux autres créateurs,
inventeurs, scientifiques et industriels (...) la directive - européenne
de mars 1996 sur les bases de données -, tout en s'efforçant d'opérer
une reconnaissance distributive des droits pour tenir compte de ce complexe
d'intérêts, s'écarte de ces principes et (...) remet en
cause la conception même de la propriété industrielle ou
artistique en instituant un droit qui concerne (...) des éléments
qui ne peuvent être couverts normalement ni par un droit d'auteur, faute
d'originalité, ni par un droit de propriété industrielle,
faute d'innovation". La directive européenne de mars 1996,
portant création d'un nouveau droit "sui generis" sur les bases
de données, encourage la création de droits exclusivement patrimoniaux
ayant pour objet de garantir un monopole sur le résultat d'une prestation
économique. Il s'agit bien d'une redéfinition, plus ou moins implicite,
"des fondements et donc de la raison d'être, de la propriété
intellectuelle autour de l'idée que celle-ci et les monopoles qu'elle
concède ne sont pas des contreparties à un enrichissement du patrimoine
collectif, mais bien une prime donnée par la loi aux entreprises en mesure
d'investir largement (ce qui revient à donner un privilège légal
en récompense d'un privilège économique de fait)".
Le principe de la "concurrence loyale" est ainsi anéanti
au profit de l'extension du principe de la propriété intellectuelle
(sur des bases de données qui n'ont même pas été
l'objet d'une activité inventive...). Est-ce bien raisonnable?
Le système capitaliste
mondial n'est pas spécialement intéressé, même s'il
en tire grand profit, par la défense des "biens publics mondiaux".
En revanche les organisations internationales sont bien placées, pourvu
qu'elles disposent du soutien effectif de leurs Etats membres, pour promouvoir
et protéger le bien public mondial de l'information et de la connaissance.
Dans un récent rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement,
Joseph E. Stiglitz, senior vice-président pour l'économie du développement
et économiste en chef à la Banque Mondiale, défend l'idée
que la connaissance est un "bien public mondial" (a "global public
good"). Il affirme que la recherche étant l'un des facteurs les
plus importants pour la production de nouvelles connaissances, le fait d'augmenter
le "coût" de la connaissance, en durcissant le régime
de la propriété intellectuelle par exemple, peut avoir pour résultat
de réduire les recherches subséquentes et de diminuer le rythme
de l'innovation. Il est donc vital de lutter contre les "rentes de situation"
et les monopoles juridiques permis par un droit de la propriété
intellectuelle insuffisamment conscient des "injustices sociales globales".
La plupart des innovations et des inventions s'appuient, comme on sait, sur
des idées qui font partie du bien commun de l'humanité. Il est
donc anormal de réduire l'accès aux informations et aux connaissances
s'appuyant sur ce bien commun par l'effet d'un droit trop anxieux de protéger
des intérêts particuliers.
Renforcer le domaine public mondial de l'information et de la connaissance.
Il y a peu de temps, l'Organisation Mondiale de la Propriété
Intellectuelle a décidé
de diminuer de 15% les redevances imposées aux entreprises désireuses
de déposer des brevets industriels. La raison? Du fait du nombre
croissant des demandes de dépôt, l'Organisation dégageait
des surplus financiers conséquents dont elle ne savait quoi faire.
Le fait qu'une organisation internationale gagne trop d'argent est, à
l'heure actuelle, rarissime... Pourtant les idées ne manquent pas
pour affecter à l'intérêt général des
fonds à l'abondance naturelle, provenant sans heurts d'une des
sources financières les plus profondes qui soient...
Par exemple, on pourrait tirer argument que les brevets industriels et
plus généralement toutes les productions intellectuelles
protégées par les lois sur la propriété intellectuelle,
utilisent tous pour une bonne part un fonds commun d'informations, de
savoirs et de connaissances appartenant de manière indivise à
l'humanité tout entière. Il serait juste, dans une optique
de bien commun mondial, d'utiliser les revenus obtenus sur le dépôt
des brevets pour encourager la création d'un bibliothèque
publique mondiale virtuelle, uniquement constituée de textes appartenant
au domaine public, et donc accessible à tous gratuitement. Ce serait
d'autant plus juste, que la puissance publique combinée des puissances
publiques nationales est mise au service de la défense des intérêts
privés des déposants. Le coût de l'infrastructure
juridique et policière permettant le renforcement effectif de la
propriété intellectuelle est entièrement supporté
par des fonds publics.
Une partie des fonds collectés auprès des détenteurs
de brevets pourrait aussi servir à financer des recherches négligées
du fait de leur manque d'intérêt pour le "marché".
Ces fonds pourraient être alloués à telle ou telle
agence spécialisée du système des Nations Unies (UNESCO,
OMS, UNICEF, ...), dont on sait qu'elles sont notoirement sous-financées.
Ces agences pourraient alors d'autant mieux jouer le rôle de régulation
de la recherche au niveau planétaire qu'on attend d'elles, rôle
que le marché laissé à lui-même est bien incapable
de remplir. Par exemple, la recherche sur les maladies tropicales n'intéresse
guère les firmes pharmaceutiques du Nord qui n'y voient pas leur
intérêt financier. Pourquoi ne pas la financer grâce
aux surplus financiers des brevets déposés pour protéger
la recherche pharmaceutique essentiellement tournée vers les besoins
des pays du Nord? L'agriculture des pays en développement n'a pas
le même soutien financier que, par exemple, les recherches sur les
OGM très en faveur dans les pays les plus développés,
recherches qui sont âprement défendues par des brevets impitoyablement
précis, excluant d'ailleurs des usages immémoriaux, comme
la réutilisation des graines obtenues par la récolte, et
obligeant ainsi les paysans à verser aux grandes compagni es une
rente perpétuelle. Pourquoi ne pas redistribuer les profits de
l'activité inventive mondiale au bénéfice de recherches
négligées par les laboratoires de recherche du Nord?
On peut aussi trouver de Phillipe QUEAU:
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