Manhattan, Zone Autonome Temporaire
Daniel de Roulet
Proche d’Hakim Bey, Daniel de ROULET est un écrivain suisse impliqué et reconnu ainsi qu’un informaticien qui se définit lui même comme "déformateur romancier". Il a rédigé ce texte peu de temps après un voyage à New York encore écrasée sous le choc des attentats du 11.09.01 et l’a présenté au public du festival AVATARIUM le 18.11.01
Il existe une théorie politique simple qui prétend que toute révolution est désormais impossible face à la domination du marché sur nos vies. Ne nous resterait que la perspective de zones autonomes temporaires. Ainsi du temps des pirates, s’étaient constituées de par le monde des républiques autonomes, des îlots de liberté, égalitaires mais temporaires.
Les TAZ (temporary autonomous zones) seraient notre dernier espoir, quelques moments de bonheur grappillés contre l’étranglement du monde. Ces zones meurent et naissent non pas à l’autre bout du monde dans des communautés du sud ou après des élections libres dans les anciens pays communistes, mais de préférence dans les endroits où le contrôle social semble à son paroxysme : dans les grandes villes de l’hémisphère nord, à deux pas des centres du pouvoir.
Depuis quelques temps je me demandais si les TAZ de New York avaient survécu à l’écroulement des tours jumelles. Je lisais ce qu’en disaient les voix alternatives sur Internet ou les auteurs célèbres dans le New Yorker. L’espace autonome me semblait si étouffé que j’ai décidé d’en juger par mes propres yeux.
Je suis parti pour New York sur un coup de tête J’essayais depuis presque deux mois de me vider la tête de ces écrans où un Boeing percute un gratte-ciel, puis un autre Boeing encore, et un autre gratte-ciel. Images en boucle qui menaçaient d’effacer le vrai Manhattan que je portais au fond du cœur pour y avoir habité longuement il y a dix ans. Pour moi Manhattan c’était d’abord Thomkins Square pendant l’été, les concerts gratuits à Central Park et le mouvement des jardins potagers dans Lower East Side. Ce n’était ni l’Empire State Building ni les tours jumelles, mais les espaces réappropriés, les zones autonomes temporaires occupées sauvagement par des gens qui n’ont rien à voir avec le bon ordre qui règne à la pointe sud de la presqu’île. Or, vu d’Europe, je ne réussissais plus à imaginer Manhattan autrement que confisqué dans le viseur des médias dominants.
J’ai téléphoné à l’aéroport, tous les avions étaient vides et les places offertes à des prix dérisoires. Le lendemain matin j’embarque, emportant un petit sac à dos avec une chemise, une trousse de toilette et la liste des numéros de téléphone de mes amis. Dans l’avion, autant d’hôtesses que de passagers. On dirait un vaisseau fantôme pendant huit heures au-dessus de l’Atlantique. On dirait une zone autonome temporaire, un navire arraisonné par des pirates qui en auraient libéré les esclaves avant de le renvoyer à ses maîtres.
L’aéroport JFK est tout aussi désert. Vide le grand hall de l’émigration où il m’est arrivé de faire la queue pendant de nombreuses heures. Dix minutes après l’atterrissage je suis assis dans le bus B16 qui traverse les quartiers pauvres de Brooklyn.
Voilà, c’est aussi simple que ça, un coup de tête. On se dit : il va falloir se rendre là-bas pour évacuer ce trop plein de virtuel et le lendemain on est assis là, dans le soleil d’un automne indien. Le ciel n’a pas un nuage, le bus traverse des banlieues noires, des femmes obèses rient entre elles de cette voix gutturale qu’ont les chanteuses de blues. Elles semblent insouciantes, parlent de leurs achats. A chaque arrêt, les écoliers se bousculent pour présenter leur carte magnétique à l’automate, sous l’œil paternel d’un chauffeur dont l’obésité aurait besoin d’un double siège. Pas un Blanc en vue, ni dans le bus ni par la fenêtre. La route est défoncée, le bus contourne les plus grosses ornières, une écolière me demande l’heure, veut savoir où j’ai acheté ma montre à l’ancienne. Et voilà, je suis en Amérique, personne n’a ma couleur de peau et pourtant je me sens chez moi. Une bouffée de sympathie sans raison au milieu du ghetto. Sur les murs borgnes fleurissent d’énormes peintures murales aux couleurs psychédéliques. Elle est loin, la guerre qui vient.
Au terminus de la ligne 1, j’achète un abonnement de métro non sans avoir fait un brin de causette avec un employé désoeuvré qui me renseigne volontiers sur les changements de parcours dus à la catastrophe du 11 septembre. 911, c’est à la fois le numéro de téléphone de la police et le jour de la catastrophe September Eleven se dit donc Nine Eleven, non sans un brin d’ironie.
Puisque je suis là pour constater ce qui reste de la silhouette de New York, la meilleure approche me semble être le métro aérien qui passe sur Manhattan Bridge. Je pourrais aussi me rendre sur place par au-dessous et débarquer d’un coup dans le quartier de Wall Street, mais je préfère m’habituer en deux temps. Allons-y doucement. Je guette la silhouette à travers la structure métallique du pont. Voilà le Woolsworth, voilà le City Hall et ne voilà plus les tours jumelles. Manque une profondeur, une dimension verticale. Un malaise d’abord diffus, puis un rude pincement, me prennent l’estomac. Une absence annoncée, mais pire que son annonce. Heureusement la rame plonge à nouveau sous terre. Je digère le coup, l’intrusion du réel à travers toutes ces couches de virtuel tartinées sur les écrans. Reste le plus pénible, sortir de la bouche de métro, s’approcher de l’endroit. D’énormes projecteurs plus clairs que le jour illuminent la scène, un amas épouvantable de ferrailles tordues dans une lumière hollywoodienne. Je m’approche des grillages recouverts de bâches qui tiennent à distance les regards directs. Vingt mètres plus loin, les ruines fument encore. Depuis deux mois. Une lance à incendie arrose les gravats. Une fine poussière recouvre même les fruits étalés d’un primeur. Des hommes d’affaires photographient à la sauvette, de jeunes chinoises vendent des drapeaux américains, une fillette essuie ses larmes, de jeunes chrétiens distribuent un tract sur papier glacé dénonçant le Diable. Je reste ahuri, fasciné par l’échelle de ces structures noircies. Comme des millions de gens qui sont montés un jour là-haut dans le ciel vide, je revis l’effondrement. Je m’étais habitué à l’idée, il faut encore s’habituer à la réalité. Voilà, ça vient lentement, je la laisse agir, comme le froid d’une douche qui vous pénètre jusqu’aux os et dont on ne se réchauffe plus. L’endroit est appelé ground zero. C’est ainsi que les militaires nommaient le point d’impact de la bombe atomique, le point à partir duquel mesurer les dégâts, l’hypocentre de Nagasaki. Dans le mouvement pacifiste de 1980 les manifestants dessinaient des cercles concentriques à partir des tours jumelles jusque dans l’Iowa pour dénoncer la folie des militaires US. Je possède un T-shirt de ces années-là marqué ground zero avec un dessin de la planète vue des tours jumelles en direction d’Hiroshima.
A la nuit tombante, vers six heures, j’arrive chez mon éditeur dont le loft dans un entrepôt de Brooklyn offre l’un des plus mélancoliques panoramas de Manhattan que je connaisse. Au premier plan, East River et ses ponts décorés de lumières puis la silhouette de chaque gratte-ciel, des milliers de points clairs dans le couchant embrasé. La réunion du comité de lecture touche à sa fin. Circulent des bouteilles de bière. Je refuse poliment un calumet de la paix qui fait la ronde. La discussion porte sur le prix des assurances de voiture, puis sur un article de revue qui fait la différence entre un style anarchiste et une pratique sociale du même nom. Tout le monde rigole en disant préférer le life-style anarchiste et ses zones autonomes temporaires.
S’échangent les dernières nouvelles de la vie new-yorkaise. Un présentateur d’une émission de télévision vient d’être licencié pour avoir raconté le gag suivant : Deux chauffeurs de taxi se rencontrent et comptent les drapeaux américains dont ils ont orné leurs véhicules. Celui qui a placé cinq drapeaux américains à son taxi se fâche contre celui qui n’a que quatre drapeaux et lui dit : "En somme tu n’es qu’un taliban". Fin de la carrière du présentateur.
Mon éditeur m’emmène manger à Manhattan. Nous passons chercher sa femme à son cours de yoga. Depuis 911, elle a doublé sa dose de culture physique. Le soir elle fait du yoga et le matin elle commence par aller à la piscine avant d’aller à l’université où elle enseigne l’informatique.
Pour traverser le pont sur East River, il faut passer un poste de bloc. La voiture est fouillée à la lampe de poche par des gardes nationaux en treillis. Plane l’ombre d’une guerre non déclarée. A dix heures du soir mes hôtes tiennent absolument à me faire visiter une installation d’artiste, une sorte de zone autonome temporaire, à deux pas du lieu de la catastrophe. Nous stationnons près de la dream house dans le quartier financier désert En ouvrant la portière, l’odeur me cueille par surprise Un léger vent s’est levé qui amène une étrange puanteur qui vous prend à la gorge. Je comprends seulement maintenant pourquoi tant de gens portaient un masque blanc autour du cou cet après-midi près de ground zero. Une odeur de moquette brûlée, mêlée d’une pestilence de chaire grillée, du mobilier en feu, des vernis nocifs. A cette heure-ci, les projecteurs sur les décombres sont encore plus hollywoodiens. Parmi les bras de grues et les pelles mécaniques, on dirait la scène programmée pour le tournage d’un film de science-fiction. Mais l’odeur pénétrante annonce la fin de la fiction.
La dream house est installée dans un appartement loué par deux artistes au deuxième étage d’un petit immeuble du district financier. Une performance d’avant-garde. A l’entrée il faut enlever ses souliers, pour mieux enfoncer les pieds dans une moquette rose à longs poils. Les murs blancs reflètent des lumières bleues et roses. De puissants haut-parleurs sort un vrombissement assourdissant comme un réacteur d’avion. La subtilité de cette installation réside dans le mélange des fréquences sonores qui semblent se modifier avec le déplacement du spectateur. "Une illusion mathématique", me fait remarquer l’artiste. Quel rêve est-ce donc là ? Il parait bien fade à quelques blocs de cet autre projet nihiliste et fumant, réalisé grandeur plus que nature. J’apprends que parmi les morts de ground zero se trouvait un artiste jamaïcain travaillant dans un atelier au sommet de l’une des tours. Il avait dormi là au lieu de rentrer chez lui. Son art consistait à représenter des Saint-Sébastien dont les flèches étaient remplacées par des avions qui pénétraient dans la chair du saint. Selon ses amis, l’artiste jamaïcain serait mort dans son sommeil. C’est du moins ce qu’ils voudraient croire. Les zones autonomes temporaires sont à ce prix : l’art rattrapé par la mort en direct.
Le lendemain matin au petit déjeuner, nous parlons de l’Europe qui s’aligne sur le malheur de l’Amérique et sur ses va-t-en-guerre. Qu’en sera-t-il dans cinq ans ? Mon éditeur voit l’avenir en couleurs sombres. L’Empire restera en Afghanistan le temps qu’il faudra pour faire tenir tranquille tous les pauvres du monde. Une domination mondiale absolue sous prétexte de sécurité. Sa formule : si Mac Donald n’est pas accepté, alors Mac Donald Douglas le secourra. Le marchand de canons à la rescousse du hamburger. Le pessimisme de ce scénario me fascine. L’Empire, dit mon éditeur, sera peut-être un jour démantelé par un autre empire, celui des Chinois intervenant pour s’approprier l’Inde et le Pakistan. Comme je ne suis pas doué pour la géopolitique, je me contente de constater qu’un frisson glacé remonte le long de mon dos.
Pour la soirée, mon éditeur organise chez lui un dîner que nous préparons dès le matin. Avec sa femme, son chien et sa grosse voiture à portière coulissante nous allons faire les courses chez les commerçants arabes d’Atlantic Avenue. A l’entrée de chacun des magasins sont accrochés des drapeaux américains et autres messages d’adhésion à l’idéal patriotique. Dessins d’enfants, message d’un client du quartier qui appelle à la solidarité de tous les Américains "en ces temps difficiles". Nous achetons tout en grande quantité comme il est d’usage pour des gens qui ne font leurs courses qu’une fois par mois. Des olives pour tout un hiver, des noix pour dix mille écureuils gris, du couscous pour une traversée du désert. Plus tard, nous faisons halte chez un marchand de versets coraniques, de djellabas, de calendriers du ramadan et de parfums. Nous restons là un moment à feuilleter des livres sur l’islam. Au fond de la boutique le président Bush s’adresse en direct à une soixantaine de chefs d’Etat pour les persuader de participer à sa croisade contre le Mal. Je reste accroché à l’écran tout en suivant la scène qui se joue entre la femme de l’éditeur et un riche client barbu qui lui offre un petit flacon de parfum d’huile de concombre.
Elle en passe sur ses bras et dans le cou. Dans la voiture nous envahissent les odeurs de l’Orient et on pourrait, grâce à la musique, imaginer un troupeau de chameaux broutant sur les rives d’East River.
Chez le marchand de bière, l’ambiance dès l’entrée est d’un patriotisme survolté. Bin Laden en photo est recherché "mort ou vif". Mais "vif" est biffé. Nous achetons de la bière mexicaine en paquets pour les trois prochains mois. Politiquement, c’est presque correct.
En passant près du siège de l’ONU, nous croisons des centaines de policiers dont les plus étonnants sont ceux qui portent un blouson noir sur lequel leur fonction est imprimée en jaune, de manière aussi visible que possible : Secret services. Les manifestants pacifistes sont parqués sous bonne garde entre des barrières que viennent à peine photographier les médias consensuels. Cet enclos représente exactement l’inverse d’un TAZ.
Le soir les invités montrent une gentillesse à tout épreuve. L’un d’eux remercie l’étranger que je suis d’être venu les voir car, dit-il, à New York on se sent bien seul. Au cours du repas, toutes les demi-heures, quelqu’un s’arrange pour relancer la conversation sur le traumatisme du 911. Chacun remue la scène qui l’habite et le déchire, chacun la raconte sans doute pour la centième fois.
L’un était en métro sur le pont de Williamsburg quand la première tour s’est effondrée. Le conducteur s’est arrêté. Un silence s’est fait dans le wagon, puis d’un coup tout le monde s’est mis à hurler. Le conducteur a remis en marche sa rame, l’a enfoncée à tout allure à l’abri dans le sous-sol de Brooklyn.
Une autre qui travaille dans le cinéma était dans un gratte-ciel qui a été évacué. Comme elle s’était enfuie, abandonnant son portable, elle s’est soudain ravisée, est remontée le chercher C’est alors qu’elle a entendu Bush dire à la télé qu’on allait vite "coincer ces types" (those folks) qui avaient fait ça.
Nous buvons le saké offert par une Japonais professeur de littérature qui raconte son aventure à lui. Il regardait par la fenêtre, a vu les choses se passer réellement. Comme sa télé montrait les mêmes images qu’il voyait pour de bon, il a passé sa matinée à hésiter entre le commentaire médiatique et le choc du trop réel. Encore maintenant, dit-il, je ne sais plus si j’ai vu le deuxième avion d’abord par la fenêtre ou sur l’écran.
C’est une soirée new-yorkaise où chacun place des réflexions intelligentes. Mais sous ces brillants commentaires, l’inquiétude s’annonce d’autant plus vive.
Un artiste en habit noir fait remarquer avec passion que le 911 a prouvé que l’Etat est désormais obsolète. Les gens, dit-il, savaient parfaitement ce qu’ils avaient à faire. Les uns distribuaient à boire et à manger à ceux qui passaient les ponts, une solidarité directe sans l’intermédiaire de l’argent. Plus tard, quand l’Etat s’est ressaisi, il n’a réussi qu’à semer la pagaille, la haine et l’imbécillité. Tous ces gens à pied sur les ponts, c’était une expérience hors des contingences du salariat. Il dit textuellement : c’était une zone autonome temporaire.
J’écoute sans avoir rien à dire. Juste après le dessert je passe dans ma chambre, m’étend sur le lit, assommé par le fuseau horaire. Quand je me réveille vers deux heures du matin, les invités sont partis et j’entends mon éditeur glousser de plaisir avec sa femme à l’autre extrémité du loft.
Par la baie vitrée, je reconnais les mille lumiètres de toutes les tours qui restent, la gracieuse chaînette des ponts, les lasers de l’armée qui surveillent le ciel. De nuit la carie des jumelles se remarque moins. Désormais l’Empire State Building a repris le dessus, c’est lui qui porte les couleurs de l’Amérique et redevient le plus arrogant. Pas étonnant, avec un nom pareil.
Dans la journée, je passe à Union Square. Après 911, les familles des disparus avaient fait de cette place où Broadway croise la 14e Rue le lieu de leur douleur. Bougies, portraits, fleurs, poèmes s’entassaient le long des grilles sur les statues, les arbres, les bancs. Ici les New Yorkais en deuil demandaient non pas vengeance à tout prix mais le retour de la paix. L’endroit s’était soustrait à tout contrôle étatique. Au début, il avait été toléré, puis l’administration républicaine a décidé de débarrasser les symboles pacifistes. De nuit, la police a tout arraché. Le lendemain la foule a repris ses pratiques de deuil spontané. Nouvelle intervention policière contre la contestation de la guerre. Les pacifistes n’ont pas lâché prise. Ils sont là nuit et jour avec leurs banderoles et ce vieux slogan de la guerre du Vietnam : "Hey, hey, Bush, combien d’enfants as-tu tué aujourd’hui ?" Mais la foule n’est plus là. La zone autonome temporaire aura duré six semaines. Hakim Bey dit : "Babylone prend ses abstractions pour des réalités. C’est à l’intérieur de cette marge d’erreur que la zone autonome temporaire se met à exister."
Le soir je prends l’avion, il est vide comme un bateau que les pirates renvoient après avoir pillé sa cargaison.
Daniel de Roulet
Saint-Etienne, le 18 novembre 2001