Se souvenir du présent


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Texte proposé par Arnaud ZOHOU en préparation de la soirée du 20 avril 2018 "[De l’écrit à l’écran] Soirée autour de Philip K. Dick" présentée par AVATARIA au cinéma Le Méliès Saint-François.

PHILIP K. DICK

L’actualité de l’écrivain américain Philip K. Dick ne cesse de surprendre. Que ce soit par le nombre exponentiel de films adaptés ou inspirés de ses livres au cinéma et à la télévision ces dernières années ; par un dynamisme éditorial avec la publication continue de son œuvre dans plusieurs langues, malgré sa mort il y a 36 ans ; par les multiples créateurs dans différentes disciplines qui revendiquent aujourd’hui son influence voire son héritage ; ou par sa large reconnaissance comme un immense écrivain, bien au-delà du seul genre science-fictif auquel il aurait pu être cantonné.
Mais au fond, pourquoi cet attrait croissant pour les textes de Philip K. Dick ? Est-il dû à notre intérêt durable et ambigu pour les années 1960-70 et tout ce qu’elles ont produit et préparé ? Est-ce un étonnement esthétique intact face à la richesse des univers externes et internes parcourus par la littérature de Dick, où influences classiques et modernes trouvent à s’entrelacer avec une rare inventivité ? Ou la fascination romantique pour ce nouvel exemple du génie torturé, dépressif et reclus ? Ou encore le fait souvent relevé que nous vivons aujourd’hui dans un monde dickien, c’est-à-dire pré-vu de façon stupéfiante par le romancier ?
Et si, en-deçà de ces explications, nous prenions à la lettre une phrase de la dernière femme de l’écrivain, qui apporte un autre éclairage au fait qu’il existe une adéquation troublante entre le monde décrit par ce dernier et celui que nous connaissons de nos jours. En effet, Tessa Dick affirme [1] être intimement persuadée – après que son mari a anticipé sa propre mort en écrivant la vision d’un homme allongé dans son salon dans la position même où il allait être retrouvé des années plus tard – que Philip se souvenait du futur. Et donc, si nous suivons ce fil, que l’écrivain n’aurait pas imaginé, extrapolé voire prophétisé à partir de son époque, mais a d’abord et avant tout - dans la plupart de ses livres et donc en romancier -, fait le portrait du monde dans lequel nous évoluons aujourd’hui plus qu’hier, un monde auquel il avait accès sur le mode du souvenir, dans lequel il aurait ainsi vécu à travers différents types d’expériences psychosomatiques.

Nombre de ceux qui se sont penchés sur le fonctionnement de la mémoire humaine s’étonnent de cette matière molle et plastique, claire et obscure, dont est fait un souvenir. Il résulte d’empreintes réelles, de fabrications subjectives, de réagencements d’images, d’associations renouvelées, d’écrans pièges et de chausse-trappes, de cohérences narratives malmenées voire de fausses manifestations, mais aussi pour quelques éléments, de notre capacité à retrouver de manière très juste, puissante et fine certains détails marquants d’un vécu, tellement ceux-ci nous ont littéralement impressionnés. Complexité et intimité des processus mémoriels qui, si nous les appliquons non plus au passé mais pour une fois avec Dick au futur, nous conduisent à lire différemment ses ouvrages comme ceux d’un écrivain à la recherche éclatée du temps à venir, moins visionnaire que témoin de ce qui n’est pas encore. Et à considérer ses fictions comme des documents dont l’étrangeté est le reflet normal de l’approximation, de la reconstruction mais aussi de la vérité profonde propre à tout souvenir. Des réminiscences pas immédiatement saisissables certes, conçues par l’écrivain lui-même plutôt comme des phénomènes de clairvoyance ; mais qui pour nous maintenant sont renseignées et traversées d’éclairs de lucidité, tant les détails révélateurs et les situations décrites – nous pouvons l’affirmer a posteriori - n’ont pu être restitués avec une telle intensité que par quelqu’un qui les aurait effectivement vécus. Ainsi à partir des quelques traces mémorisées issues d’événements sensoriels aigus ou d’états modifiés de conscience éprouvés, dont Dick parle régulièrement dans ses écrits (phénomènes spirites, symptômes psychotiques, troubles de la personnalité, ivresses, transes religieuses, extases : tout ce qui l’a projeté de quelque façon dans des vies futures plus que dans de simples visions), le romancier a tenté de leur redonner une force d’expression, de réinventer à partir de bribes le contexte dans lequel ils se sont produits, en somme de leur prodiguer du sens par la fiction. Alors, malgré les multiples petites transformations et raccords propres aux souvenirs, Philip K. Dick recrée par exemple San-Francisco demain, comme Marcel Proust a recréé Combray hier ; pas tout à fait comme ces lieux existeront ou ont existé, mais comme ils sont fabriqués par leur mémoire, puis retravaillés pour servir une intention dans un récit. Avec la difficulté supplémentaire pour Dick de dater un événement s’il concerne ce qui n’est pas encore advenu selon l’échelle classique du temps, ni de le croiser avec d’autres témoignages, car extrait à ce moment-là d’une expérience quasi-unique, que nous partageons désormais aujourd’hui.
En suivant cette perspective oblique, lorsque nous ré-abordons les histoires de Philip K. Dick, outre le plaisir simple de la lecture nous ne nous attachons plus que superficiellement au déroulé des événements, malgré leur intérêt ou leur fantaisie foisonnante et parfois déroutante. Car nous savons qu’ils sont soumis aux distorsions involontaires de toute mémoire ; et aux excentricités volontaires de l’auteur par son choix délibéré d’un genre littéraire considéré comme mineur, une fiction populaire de qualité inférieure qui a toutefois le pouvoir d’évoquer des choses [2] dans leur profondeur et leur authenticité, la Science-Fiction ; celle-ci lui permet également de masquer le sujet grave mais intempestif qu’il traite en réalité, tout en échappant à la récupération politique à laquelle se risque toute littérature sérieuse, en premier lieu la philosophie. A la lecture de ses nouvelles et romans, nous sommes dès lors attentifs à la trame de fond d’une part et aux dispositifs structurant les situations exposées d’autre part, comme autant d’architectures dont la mise à jour permet de décrypter et d’interpréter le sens caché sous la surface, à la légèreté trompeuse.

Si Dick montre une Amérique nazie fortement racialisée dans un monde où par ailleurs les fous sont au pouvoir, où les grands industriels et les banquiers - pires que les gouvernants et agents extrémistes – contrôlent en sous-main la société, n’est-il pas permis de penser qu’il décrit ce dont nous sommes les héritiers : une idéologie nazie qui a survécu à la guerre, présente dans nos sociétés de façon sous-jacente et pernicieuse car masquée derrière les formes acceptables des démocraties parlementaires, qui commence toutefois à émerger au grand jour alors que se lézardent les façades de respectabilité de nos régimes en devenant plus autoritaires, nationalistes et sécuritaires, pas seulement aux États-Unis ?...

En abordant Philip K. Dick à la lumière étrange de cette idée d’un futur remémoré, son œuvre n’est plus seulement de science-fiction, d’anticipation voire de précognition, mais devient celle d’un romancier historique du monde qui vient. Nous accueillons dès lors avec moins de surprise la concordance des temps entre ce qu’il a rédigé il y a plus de 50 ans, et la perception que nous avons parfois de notre propre réalité. Aussi, pour les lecteurs ou relecteurs contemporains, en sillonnant certaines pages de Dick, force leur est de constater non l’impression diffuse d’un déjà-vu, mais le sentiment prégnant d’un quotidien.
D’une façon évidente, ces quelques trouvailles de Philip K. Dick glanées dans ses ouvrages illustrent le sentiment saisissant qu’elles sont des témoignages de notre 21e siècle, avec les ajustements d’usage :
- La police prédictive, décrite dans la nouvelle Rapport minoritaire (Minority Report - 1953) où des individus nommés Précogs voient à l’avance les meurtres pas encore commis, et déclenchent par leur vision l’arrestation de l’agresseur potentiel avant qu’il ne passe à l’acte. Les Précogs existent de manière virtuelle aujourd’hui : ce sont les algorithmes utilisés par certaines polices pour évaluer chaque jour avec un certain succès les aires où des actes délictueux ont le plus de risque de se produire afin d’y concentrer leurs forces dissuasives, ou plus généralement pour le profilage des individus afin de réprimer les agitations qui pourraient être commises.
- L’augmentation significative des maladies mentales (autisme, schizophrénie…) du fait de la production de plus en plus massive de produits chimiques par les industries et leur prolifération dans l’environnement quotidien des populations, ainsi qu’annoncé dans Glissement de Temps sur Mars (Martian Time-Slip – 1964).
- Le réchauffement climatique comme problème environnemental majeur dans Le Dieu venu du Centaure (The Three Stigmata Of Palmer Eldricht - 1964).
- Les limites de ce qu’est et ce qui fait humanité, questionnées par l’intelligence artificielle d’une part sous la forme des humanoïdes comme dans Blade Runner (Do Androids Dream of Electric Sheeps ? - 1968), d’autre part et plus généralement dans son œuvre par le mode d’existence des objets et des entités non-humaines (machines, extra-terrestres, divinités) et leur place au cœur de la vie des êtres humains.
- La surveillance généralisée qui aboutit, dans une société de plus en plus policière et paranoïaque, à des formes d’autocontrôle des individus sur eux-mêmes. Elle modifie en profondeur les comportements individuels et collectifs, et favorise autant des attitudes psychotiques que des tempéraments addictifs et asthéniques. C’est ce que montre entre autres le livre Substance Mort (A Scanner Darkly - 1977), où les effets de la surveillance de masse puis ciblée aliènent plus efficacement encore que la répression brutale, dans l’objectif d’un plus grand contrôle social.
Mais encore, postulats perturbants :
- La conspiration à très grande échelle, la manipulation industrialisée de l’information médiatique comme scientifique et la reconstruction truquée de l’histoire, grâce à la puissance inédite notamment des nouvelles technologies ; ceci à un point tel que demain peut-être - comme l’annonce (donc le décrit ?) le livre La vérité avant-dernière (The Penultimate Truth – 1964), une partie importante de l’humanité vivra sous terre dans l’esclavage, prompte à croire que la surface est restée contaminée après une guerre nucléaire, ainsi qu’une petite élite privilégiée l’aura mis en scène et fait croire afin de profiter seule des richesses devenues rares de la planète.
- Ou la victoire de l’Allemagne et du Japon lors de la seconde guerre mondiale, dont les conséquences se font sentir jusqu’aux États-Unis recomposés et devenus totalitaires dans Le Maître du Haut-Château (The Man of the High Castle - 1962), ouvrage inouï souvent présenté comme une uchronie. Si Dick montre une Amérique nazie fortement racialisée dans un monde où par ailleurs les fous sont au pouvoir, où les grands industriels et les banquiers - pires que les gouvernants et agents extrémistes – contrôlent en sous-main la société, n’est-il pas permis de penser qu’il décrit ce dont nous sommes les héritiers : une idéologie nazie qui a survécu à la guerre, présente dans nos sociétés de façon sous-jacente et pernicieuse car masquée derrière les formes acceptables des démocraties parlementaires, qui commence toutefois à émerger au grand jour alors que se lézardent les façades de respectabilité de nos régimes en devenant plus autoritaires, nationalistes et sécuritaires, pas seulement aux États-Unis ?

Le Maître du Haut-Château : où il est question d’un auteur de science-fiction, Hawthorne Abendsen, qui dans un livre interdit pour son potentiel explosif - La sauterelle pèse lourd - remet en cause la version officielle servie par les autorités politiques aux populations (la victoire allemande et japonaise en l’occurrence) ; version qui permet de créer puis maintenir un certain ordre mondial dans lequel vit l’humanité. Il révèle qu’en réalité, ce sont les alliés, Angleterre et États-Unis en tête, qui ont remporté la victoire en 1945. La sauterelle pèse lourd peint donc un monde alternatif à celui perçu par les habitants, sans que personne ou presque n’en ait conscience, sinon de manière diffuse. Abendsen lui-même ne semble pas vouloir prendre la mesure de ce qu’il a commis tant c’est une idée écrasante et radicale, alors même que le fond de vérité de son roman sera clairement affirmé en dernière instance : les Alliés sont effectivement victorieux, donc la grande majorité du monde est la proie d’une vaste illusion. Quelques chapitres avant la conclusion du Maître du Haut-Château, nous avions eu un aperçu d’une réalité profonde derrière la réalité apparente : la surface d’illusion s’est fracturée, laissant découvrir l’outre-monde à un personnage du roman de Dick, le négociant Mr Tagomi. Grâce à un objet « transitionnel », un pendentif possédant une charge spirituelle spécifique, Mr Tagomi traverse quelques instants le miroir sans d’abord s’en rendre compte, et se trouve précipité dans un San-Francisco où ce ne sont plus les Japonais qui dirigent l’ouest américain, où plus aucun vélo-taxi n’envahit les rues de la ville, où le paysage est différent de celui dans lequel il a l’habitude de naviguer tous les jours. Évidemment Tagomi n’en croit pas ses yeux ; il cherche, entrevoit, repousse une explication, jusqu’à souhaiter revenir à son univers connu, rassurant, où il a ses repères, où l’idéologie allemande règne encore. D’ailleurs il y retourne. Toutefois il a vécu un épisode foncièrement inquiétant qui, même s’il ne le comprend pas ou ne veut pas le saisir, laisse une trace dans ses pensées, appartient à ses souvenirs, alimente son doute.
Hawthorne Abendsen est à La sauterelle pèse lourd ce que Philip K. Dick est au Maître du Haut-Château : apparemment un romancier de Science-Fiction qui, dans un ouvrage subversif, révèle à ses contemporains incrédules une autre facette de la réalité. Ainsi Le Maître du Haut-Château nous dit : nous n’évoluons pas dans un environnement démocratique et libéral, mais les nazis ont eu gain de cause ; leur idéologie a perduré, s’est vue exfiltrée vers les Amériques où, plutôt que de montrer son profil frontal et brutal comme en Europe dès les années 30, elle ronge, ronge, ronge [3] lentement et du dedans les institutions étasuniennes notamment, occidentales en général, dont les ornements affichés cachent un intérieur putride. Le national-socialisme comme vérité profonde du monde moderne, que Dick sent toujours déjà à l’œuvre à son époque, hante littéralement ses écrits ; période nazie durant laquelle a été expérimentée - non de façon nouvelle dans l’Histoire mais concentrée et au-delà de toute mesure au cœur de l’Europe - les possibilités du mensonge via la propagande, la surveillance généralisée des populations, la réification des êtres, le conditionnement des comportements de chacun et de tous, la logique des camps comme mode d’organisation sociale, mais aussi et à travers un ensemble de recherches souvent morbides, les pouvoirs et les limites du corps, du cerveau, voire de l’esprit humain par la manipulation du sacré. Autant de thèmes abordés tout au long de l’œuvre de Philip K. Dick.
Comme pour Abendsen ou d’autres personnages du Maître du Haut-Château, Dick se reconnait aussi sous les traits de Mr Tagomi, lequel subit une traversée du miroir, un déchirement du voile dissimulant la réalité vraie, grâce à la médiation d’un pendentif. A la manière de Tagomi, comme le confirme ses écrits où est revendiquée une dimension autobiographique, Dick a connu de tels déchirements à travers des expériences psycho-sensorielles majeures, d’ordre schizophrénique, psychédélique ou religieux : toute épreuve où l’équilibre chimique du métabolisme est profondément altéré. Et ce dès avant 1962, date à laquelle a été écrit Le Maître du Haut-Château, donc bien avant sa célèbre expérience mystique qui date de février et mars 1974, à partir et autour de laquelle il écrira ses derniers textes : les romans philosophiques Radio Libre Albemuth, Siva, L’invasion divine, La transmigration de Timothy Archer, tous nés des 8000 pages de son journal spirituel, l’Exégèse de Philip K. Dick. Outre le fait que sa crise de 1974 présente des ressemblances étranges avec celle vécue par le personnage Tagomi dans son texte de 1962, réduisant à peau de chagrin l’écart entre fiction et réalité [4], Dick ne cesse de prétendre que ces distorsions psychiques ouvrent des brèches dans le réel, dans sa perception mentale comme matérielle. Ce que dévoile ces failles spatio-temporelles, vécues par l’auteur comme des visions concrètes d’une autre époque, il le compulse, le développe, le transforme dans ses livres, faisant porter à ses personnages ses expériences, ses messages voire ses prophéties. De ces voyages, il revient chargé de souvenirs épars, souvent incohérents. Avec ces bribes, son talent de romancier et une conscience modifiée par les épreuves, Dick les exorcise par l’écriture en nous livrant ses hypothèses sur le sens de ces traversées, autant sur les plans psychique et philosophique, mais aussi social et politique. D’ailleurs ce qu’il voit du futur, ce ne sont pas tant des individus haut en couleur, des inventions technologiques délirantes, des armes qui n’existeront peut-être jamais, des voyages improbables sur d’autres planètes, apparats de la science-fiction souvent infirmés par l’avenir même ; non, Dick vit du futur surtout les systèmes de fonctionnement de sociétés en devenir et leur impact sur les individus, rouages qui eux sont confirmés par notre présent. Aussi échappe-t-il aujourd’hui encore au déclin du genre science-fictif dans le champ de la littérature [5], par l’attachement porté non seulement à la psychologie individuelle mais aussi et peut-être surtout à la psychologie sociale, les deux ne pouvant être traitées séparément sans se perdre : l’objet technique, les rêves technologiques étant dès lors des moyens de discuter de l’organisation de notre civilisation industrieuse et de ses enjeux profonds, à travers le rapport qu’elle entretient avec ce qu’elle produit. Ainsi à la Science-Fiction inspirée s’adjoint toujours chez l’écrivain un documentaire social annonciateur, dont l’ancrage ne cesse en vérité d’apparaître à mesure que se vident les illusions civilisatrices de la modernité, où la différence fertile entre les individus se noie dans l’indifférence généralisée et paupérisée.

Relire sérieusement Philip K. Dick en tant qu’auteur de S-F comme Sociale-Fiction, témoin décrivant de la façon la plus précise possible le monde qui vient à partir des bribes dont il se souvient lors de ses traversées du miroir, devient à la fois éclairant et effrayant, un brin paranoïaque aussi : un exercice proprement dickien en somme.

A moins de…
A moins de privilégier une autre voie. Car si l’hypothèse de souvenirs du futur est séduisante et potentiellement fonctionnelle, le problème reste qu’elle fut critiquée avec vigueur par Dick lui-même dans son Exégèse, où il affirme avoir toujours combattu l’idée d’une science-fiction considérée comme une histoire du futur [6].
Le Maître du Haut-Château, ce texte fondateur d’une des périodes les plus fécondes de l’auteur, ouvre peut-être une nouvelle piste. Et si Philip K. Dick se souvenait du… présent ?

L’uchronie d’Abendsen dans La sauterelle pèse lourd (comme celle de Dick dans Le Maître du Haut-Château) ne propose pas une version alternative du futur, mais une réalité alternative du présent lui-même ; elle ne montre pas une époque inventée à partir de la modification d’un élément historique qui change ensuite la donne, mais dévoile ce qui existe effectivement, dissimulé derrière ce que nous vivons. Elle n’est donc pas strictement une uchronie, ni même une dystopie, car elle ne décrit pas une société imaginaire, mais la vérité d’une société qui vit dans l’imaginaire. Ce qui pose une interrogation philosophique atypique en plus de celles généralement soulevées par les formes littéraires précitées (l’aliénation sociale, l’impossibilité du bonheur, la vérité…) : cette question est celle de la nature même du présent. Le présent semble chez Dick avoir une épaisseur insoupçonnée. Il se déplie en plusieurs strates superposées, dont certaines masquent ou travestissent les autres. Au sein de ce présent à plusieurs niveaux intriqués de réalité, certains se réfèrent au passé, ou au futur… Comme si le futur était compris au présent, car il n’est autre qu’une série d’alternatives [7] qui se vit ici et maintenant. Comme si le passé était compris au présent, parce qu’il n’est qu’une série de recompositions et de réinterprétations qui s’agencent au présent. Un présent consistant donc, dans l’épaisseur duquel d’autres dimensions apparaissent à celui qui se découvre en capacité d’en traverser la fugitive apparence.
Dès lors se souvenir du futur signifie se souvenir de zones caverneuses d’un présent complexe, plié sur lui-même. Ou pour éviter les difficultés conceptuelles à associer souvenir et présent, et se rapprocher d’une terminologie nouvellâgeuse, se souvenir du futur consisterait en fin de compte à devenir présent au présent, en capacité d’attention et de vigilance aux multiples dimensions souvent peu perceptibles de chaque instant, et ceci au moment même où elles se produisent : se souvenir, ou être vigilant à ce présent-millefeuille donnant accès à des temporalités parallèles non seulement postérieures, mais également antérieures. Aucune difficulté alors pour que le témoignage de Dick transposé dans ses livres porte autant sur des périodes contemporaines, à venir, mais également passées : ainsi ses souvenirs de la Rome antique mis en fiction dans la trilogie divine (d’Albemuth à Timothy Archer), époque au sein de laquelle l’écrivain prétend avoir séjourné lors de son expérience mystique, où les Empires romain et américain se sont structurellement confondus dans un perpétuel présent d’une colossale immensité [8]. Au fond les deux déplacements procèdent de la même traversée vers le bas des couches du temps. C’est donc en archéologue du présent qu’agit Philip K. Dick.
Ce qu’amènent d’ailleurs les idées d’une épaisseur du présent et de son archéologie, et que ne sauraient posséder un futur et un passé qui lui seraient détachés, c’est le caractère non seulement psychique, mais aussi physique de la traversée et de l’exploration des dimensions temporelles. L’épaisseur du présent renvoie à sa matérialité. Le passage ne relève donc pas d’un dérèglement mental ou d’une simple opération intellectuelle dénuée de solidité, mais celui qui se trouve projeté au-delà des apparences vit intensément ce voyage, autant avec son corps qu’avec son esprit, si tant est que ces deux objets soient différents. Le voyageur, dans les romans de Dick comme dans sa propre vie, n’est pas projeté dans un autre temps uniquement dans sa tête, en quelque sorte, ni ne l’éprouve généralement ainsi. Non, le voyageur se sent propulser dans un autre espace-temps, possiblement dans d’autres mondes lointains et d’autres époques. Son expérience se révèle donc totale et non partielle, de son point de vue tout du moins. Même hallucinée, la translation est vécue comme réelle, dans le sens plein du mot.

Plusieurs énigmes, que la fiction aide à explorer plutôt qu’à résoudre, naissent à partir des deux hypothèses suivantes :

  • nous vivons le présent d’une illusion ayant un fort degré de matérialité, et ce, sans s’en rendre vraiment compte ;
  • toute traversée radicale levant ce voile illusoire donne accès à d’autres réalités, peut-être tout aussi illusoires, et qui par conséquent ont elles aussi un fort degré de matérialité pour celui qui les vit : elles produisent du réel.

Dès lors, comment est fabriqué notre monde, cette réalité holographique au sein de laquelle nous baignons, en laquelle nous croyons dans une véritable hallucination collective [9] ? Est-ce une sorte de projection hollywoodienne qui le recouvre d’images, le falsifie et le camoufle ? Sommes-nous sous l’influence d’un psychotrope redoutable, dont l’effet provoque une existence entièrement fantasmée ? Est-ce une forme de programmation neuronale précoce, ou de suggestion sophistiquée grâce à une hypnose massive qui nous empêche de voir certains éléments, forclos une partie de la réalité (de la même façon qu’il est possible, chez des individus sensibles aux injonctions hypnotiques, d’induire un état où au « réveil », ils ne voient littéralement plus certains éléments matériels de leur milieu immédiat, comme une caméra qui les filme) ? Rêvons-nous ensemble ou sommes-nous rêvés ? Est-ce un jeu sur nos perceptions à la racine, grâce à la manipulation d’ondes psychiques ou de fréquences cérébrales, brouillées par des signaux auxquels nous n’avons pas accès : ainsi de l’oreille humaine, incapable de capter certaines fréquences discernées par d’autres espèces animales, ou accessibles à quelques individus affectés par des pathologies (l’hyperacousie par exemple) ? La vibration à laquelle le cerveau humain majoritairement perçoit le monde ne lui permet-elle pas de se brancher sur d’autres fréquences, qui lui ouvriraient alors une vision totalement différente d’une réalité superposée à la nôtre ? Réalité inaccessible sauf peut-être dans le sommeil, ou à ceux qui sont victimes de désorientation ou de désordre cérébral : lésion accidentelle, anomalie génétique, hypersensibilité, saturation empathique, folies, états modifiés de conscience provoqués par des poisons divers, des pollutions environnementales, des exercices spirituels extrêmes, voire des conditionnements ou initiations qui autorisent l’accès à des vibrations différentes, et produisent des interférences aptes à perturber la perception coutumière ? Toutes sortes de déséquilibres qui provoquent le décentrage nécessaire, aiguisent l’outil pour lacérer la réalité communément admise, la relativise en apportant un aperçu d’une réalité absolue dont la façade aurait été arrachée. Mais cette idée est si écrasante et radicale qu’elle ne peut pas être intégrée aux conceptions habituelles des choses [10].
Dans presque tous les écrits de Dick, des créatures humaines réalisent ces percées de l’autre côté du miroir d’une manière souvent fortuite, pas toujours acceptée. Suite à de telles expériences, devenues borgnes au milieu des aveugles - vivantes parmi les morts, elles tentent désespérément d’affranchir leurs contemporains.

De ces hypothèses partent également des dérivations qui irriguent le réseau d’ouvrages de Philip K. Dick, lesquels ne cessent par ailleurs de discuter entre eux, de faire référence les uns aux autres, comme autant de variations autour des intuitions puissantes et malignes que l’auteur a libérées dans son œuvre. Si la présomption de réalités fardées ou filtrées s’avère valide par exemple, quelles en sont les corrélats métaphysiques, et narratifs ? Des moyens existent-ils pour s’évader de l’illusion ? Une telle échappatoire fonctionnerait-elle individuellement, ou collectivement ? Pouvons-nous arracher le voile sans aussitôt se prendre dans un filet suivant tout aussi chimérique, et ceci indéfiniment ? Les non-réponses de Dick sont contrastées, cela marque aussi sa singularité. Car accepter de franchir le gouffre avec lui ne nous garantit pas de trouver derrière le leurre enfin dévoilé, une vérité supérieure, pure, stable, désirable [11]. Bien au contraire. Nous butons plutôt sur un paysage incertain, souvent sombre voire sordide, avarié, obligeant celui qui y accède à devoir l’affronter ou le subir, à l’assumer, à en témoigner. La vérité échine et enchaîne [12]. L’épaisseur matérielle du présent entraîne aussi sa pesanteur.
Ainsi le vivent ces êtres spéciaux qui selon Dick, de par leur complexion psychique atypique, naviguent régulièrement de l’autre côté du miroir : les débiles, les schizophrènes, les bipolaires, les autistes… Loin de tout romantisme de la maladie mentale, ces individus sont généralement possédés par des visions de souffrance, de décrépitude ou de mort, bien plus souvent que de béatitude. Voir à travers le voile, vivre dans l’outre-monde génère des angoisses violentes, que la plupart des gens dits normaux ne sauraient supporter dans la durée, même si parfois d’aucuns s’accordent une plongée dans la grâce des inquiétudes au moyen d’un adjuvant chimique adapté, ou d’une machinerie à rêves conçue à cet effet. La force des personnes fragiles, envahies par une sub-réalité si épuisante que toute leur énergie passe parfois à la confronter, réside en leur obligation structurelle de supporter et d’absorber les terreurs qui la peuplent, tout en expérimentant le caractère foncièrement intransmissible de chaque réalité singulière. Ce destin, leur rôle au sein de la société devient tragique si cette dernière, par son organisation même, les rejette et accentue leur perturbation en étant incapable de comprendre ce qu’elles endurent, à quoi elles survivent en direct, et qui nous touche tous indirectement. Pire, la modernité technoscientifique décuple la détresse de ces vécus et leur profonde solitude en augmentant l’épaisseur du voile présenté comme transparent, le niveau de prestidigitation, et en érigeant son mensonge comme vérité uniforme, inhospitalière à toute intériorité ; alors que dévoilée cette société demeure celle où grandit, dans toutes ses couches, un sentiment de faiblesse, de tristesse et d’impuissance [13], où chacun fini perdant.

Comme toute société n’est en fin de compte qu’un mensonge partagé, le réflexe face à sa révélation ne doit pas forcément mener à s’y abandonner par désespoir, mais au besoin à renverser toute illusion carcérale prescrite pour en fabriquer une plus émancipatrice, psychique et collective, dans la mesure de l’impossible, dans la démesure du possible...

La violence de notre situation ne vient donc pas du caractère épais du présent, des multivers probables et donc de l’infinitude des mondes, l’inaccessible de la vérité, l’impossibilité de la relation. L’humanité a toujours été confronté à cela. L’originalité de Dick se situe dans le déplacement qu’il opère du problème. Le mal-être est de vivre dans une société qui nie la diversité des réalités simultanées pour imposer une version exclusive du monde, décevante pour ceux-là mêmes qui en dernière instance en sont les instigateurs et bénéficiaires. Le désarroi enfle là où la surface visible du présent, fabriquée c’est-à-dire manipulable, n’est plus construite pour nous épanouir mais majoritairement nous asservir, avec désormais des moyens ahurissants pour le faire à une échelle inédite. Certes, nous dit le romancier, l’illusion collective est probablement nécessaire, accord incontournable sur un langage partagé pour entrer en communication : encore faut-il garder en tête qu’elle reste une fabrication sociale, artificielle, dont l’objectif premier est de trouver un moyen de vivre au mieux entre nous. Pour faire société, du commun doit s’halluciner ensemble, et en conscience. Et même si nous tombons de manière abyssale d’illusion en illusion, si la recherche d’un socle ferme où se reposer perd de sa pertinence, nous devons apprendre à vivre de nos jours dans un monde où le vrai et le factice inextricablement liés [14] sont difficiles à séparer, et à survivre demain dans un milieu où la plupart des frontières seront des zones désertiques ou floues, entre les intelligences, les états, les cultures, les spiritualités.
Comme toute société n’est en fin de compte qu’un mensonge partagé, le réflexe face à sa révélation ne doit pas forcément mener à s’y abandonner par désespoir, mais au besoin à renverser toute illusion carcérale prescrite pour en fabriquer une plus émancipatrice, psychique et collective, dans la mesure de l’impossible, dans la démesure du possible : une tricherie sacrée, une fiction libératrice [15], où le maximum de sensibilités puisse enfin trouver à s’exprimer.

Relire Dick comme un archéologue de l’épaisseur complexe du présent, à la recherche forcenée du temps désarticulé, permet de transcender la prophétie dépressive d’une mondanité tournant à vide, en une incitation active à faire société, hier comme aujourd’hui, demain comme aujourd’hui.

A moins de…
A moins de croire en une autre réalité, qui expliquerait également pourquoi nous sommes avec notre époque de plus en plus dickiens : ne sont-ce pas nos gouvernants qui utilisent depuis plusieurs décennies les romans de Philip K. Dick comme sources d’inspiration pour concevoir certains de leurs projets dans le but de mystifier les masses ? Ainsi Dick n’a pas particulièrement saisi le présent, ni anticipé ou prévu un avenir pourtant conforme à ses descriptions ; mais dans sa perception schizoïde et par son imagination dérangée exposées à longueur d’ouvrages, il a au fond scénarisé et ainsi contaminé le futur, en donnant les idées les plus folles et les arguments les plus paranoïaques à des élites corrompues, lesquelles ont appliqués ces théories qui transforment la réalité [16] pour non seulement maintenir mais accroître sans soif leur pouvoir...

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[1Témoignage recueilli dans le documentaire Les mondes de Philip K. Dick de Y. Coquart et A. Kyrou, 2015.

[2Le Maître du Haut-Château, 1962. Traduction J. Parsons, Éditions J’ai Lu, 1974, p. 169.

[3Phrase répétée par Manfred, personnage schizophrène du livre Glissement de Temps sur Mars, qui voit l’autre facette de la réalité apparente, dans un inframonde où tout devient la proie d’une forme de pourrissement, où tout est corrompu, rongé par des vers et le Temps.

[4Nous pouvons ainsi nous interroger sur le moment exact de l’expérience mystique de Dick, qu’il présente comme ayant eu lieu en 1974 : alors qu’il se fait livrer des antalgiques après une intervention chirurgicale sur ses dents, la jeune femme qui sonne à sa porte arbore autour du cou un pendentif en forme de poisson, symbole des premiers chrétiens - lui dit-elle. « À ce même instant, fixant le symbole du poisson et entendant ses mots, je fis l’expérience soudaine de ce qu’on appelle, comme je l’ai appris plus tard, l’anamnèse, un mot grec signifiant littéralement « perte de l’oubli ». Je me remémorais qui j’étais et où j’étais. En un instant, en un clin d’œil, tout me revint. Et non seulement je pouvais m’en souvenir, mais j’étais capable de tout visualiser. La jeune femme était une chrétienne vivant dans la clandestinité, tout comme moi, sous la menace constante d’être reconnue par les Romains. Nous communiquions au moyen de signaux codés. Elle venait de me dire tout cela, et c’était vrai. » ("Comment construire un univers qui ne s’effondre pas deux jours plus tard", 1978, in Si ce monde vous déplaît… et autres écrits. Traduction C. Wall-Romana, Éditions de l’Éclat, Paris 1998, pp. 209-210 – Sur cet épisode, voir également l’Exégèse, vol. 1, p. 107 ; SIVA, pp. 161-162 ; ou le chapitre 14 de Radio Libre Albemuth). On ne peut qu’être surpris de la similitude entre l’expérience de Tagomi écrite en 1962 dans Le Maître du Haut Château et ce que vit Dick en 1974, non dans son contenu mais dans son processus. Le déclencheur de ces deux expériences reste la vision d’un pendentif, qui provoque le passage vers une autre réalité, et une révélation. A se demander si ce qu’il présente comme s’étant déroulé en 1974, il ne l’a vécu plusieurs fois, sous d’autres formes passées et à venir, comme un éternel retour ; ou si les romans de Dick, produits de son imagination, ont contaminé le réel de Dick et sa capacité à y demeurer. Quoi qu’il en soit, il montre ainsi le caractère viral de la pensée de type schizoïde, ou celui de la littérature.

[5Nicolas Nova, dans Futurs. La panne des imaginaires technologiques (Éditions Les moutons électriques, Montélimar 2014), explique le manque de dynamisme de la littérature de SF aujourd’hui en évoquant la fin de la croyance en une technique capable de libérer l’humanité (pas d’avenir pour l’avenir), les flops technologiques, ou le fait que la plupart des prédictions de la science-fiction se sont révélées fausses.

[6L’Exégèse de Philip K. Dick, 2011. Traduction Hélène Collon, Éditions J’ai Lu, Paris 2017.

[7La vérité avant-dernière, 1964. Traduction A. Dorémieux, Éditions Robert Laffont, Paris 1974, p. 269.

[8Radio Libre Albemuth, 1985. Traduction E. Jouanne, Éditions Denoël, Paris 1987, p. 212.

[9« Ce qu’il faut dépasser, c’est l’erreur de croire que l’hallucination est un phénomène individuel ». L’Exégèse de Philip K. Dick, p. 25.

[10Glissement de temps sur Mars, 1964. Traduction H-L. Planchat, Éditions Robert Laffont, Paris 1981, p. 97.

[11Il n’y a rien de nouveau à s’interroger sur l’existence d’une surface illusoire, globale ou partielle, empêchant notre juste perception du monde. En cela Philip K. Dick rejoint de nombreuses traditions philosophiques ou ésotériques, de la caverne de Platon aux trois voiles séparant les quatre sections de l’arbre de vie dans la Kabbale, en passant par la Maya hindouiste. Toutes racontent en somme que la vérité est là, présente, cachée devant ou derrière nos yeux, mais peu d’entre nous sommes capables de la percevoir. La vérité qu’elles donnent à espérer toutefois est rarement aussi trouble et agitée que celle proposée par Dick.

[12« Tu connaîtras la vérité… et par elle tu seras enchaînée ». La vérité avant-dernière, p. 56.

[13La vérité avant-dernière, p. 138.

[14La vérité avant-dernière, p. 58.

[15Nous pouvons entendre la conversion au christianisme de Dick comme la redécouverte d’une illusion ou fiction suffisamment bonne et propice pour faire une société acceptable, à disposition, lui épargnant ainsi la création d’une nouvelle cosmogonie vers laquelle sa quête spirituelle l’avait dirigé.

[16Coulez mes larmes, dit le policier, 1970. Traduction M. Deutsch et I. Delord, Éditions Robert Laffont, Paris 1985, p. 142.


 
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